rouge Terre

Jean François Joubert

L’odeur du sang, et ce ciel rouge…

Rien ne sera plus comme avant.

Je me souviens mes premiers vols, telle une plume j’allais, de bas en haut, chercher de l’altitude et le froid des ciels bleus. Les nuages m’aspiraient, je grimpais, je grimpais, mon cerveau se vidait et tout devenait...

— Vous avez du feu ?

— L’extérieur en est plein !

— Je sais, mais apparemment nous, nous ne sommes pas dehors…

Que dire, que répondre ? Je gardais le silence et je la regardais. Si belle, une écharpe grise lui enserrant le cou, ce sourire jeune… Ses yeux pétillaient. Insolente au plus haut degré : cela méritait de l’indignation ou de l’admiration. Insensible face à l’horreur et à la douleur des autres, elle ne pensait qu’à inhaler sa fumée. Et moi, qui étais-je pour me permettre de la juger ?

La nuit refusait de s’installer. Tel un monarque qui refuse sa couronne, elle avait quitté la Terre. L’ouest se couvrait de misère, et cela n’était plus un mystère pour personne. Heureusement, une poignée d’hommes et de femmes avait pu être sauvée, des animaux aussi.

Nous étions prisonniers, en quelque sorte, d’une arche de Noé. De quoi rire… Pourtant, l’humeur du jour ne donnait pas la fureur de vivre et encore moins l’envie de sourire. Cela aurait dû me suffire de voir souffrir, d’entendre les cris issus du brasier de la ville, de ses arbres en feu. La nature m’offrait une tribune. Je restais muet devant cette lueur qui recouvrait l’horizon. L’effet carmin nourrissait mon instinct profond, délivrant les messages de mes gènes, ces morsures de haine. Depuis plus de deux heures, je constatais mon impuissance, ce côté inutile que je cultivais de naissance, cette incapacité d’aider.

J’enviais le détachement de cette jeune femme, au mois d’août. Immobile, elle respirait la santé, la gaieté se lisait sur son visage. Ses yeux avaient des couleurs de pluie, et un étrange gris rosé éclairait mes ennuis. Si seulement je l’avais connue un peu auparavant, avant le massacre de ces effroyables cyclones, ceux qui tourbillonnent, crèvent le ciel et vous enlèvent tous vos espoirs d’existence, avant ces vents qui vous ôtent tout sentiment de paix, ne serait-ce que de paix intérieure. Non, comment vivre face à cela, face à soi ? Trop de morts… Des vagues de morts qui rongeaient mon humeur et enlevaient toute illusion au mot amour…

Mes pensées étaient rouges de honte, et je restais le dos au mur, complètement allumé par ce désir de peindre le massacre. Sur la palette de mes maux, mon pinceau se couvrait de toutes les déclinaisons de cette couleur. L’ocre de la terre n’était plus qu’un souvenir ; les coquelicots, eux, partaient en voyage, et tout partait en fumée, sauf ce désir de peindre, seul désir qui m’empêchait de me pendre. Eh oui, il me nourrissait l’âme. Si d’aventure quelqu’un me sortait de ce tableau, je devenais méchant comme un âne vermillon et je faisais peur.

Lointain silence et vol de canards de barbaries, souvenirs de perdrix et de cette enfance divine que je devine sans peine, quand je courais entre les champs et sautais dans les mares. Le présent ne m’apportait qu’une colère vive et mes nerfs étaient à fleur d’eau, rouge. Cette tentative de description de l’enfer était ma salve d’honneur, cette salve de boulets que je donnais aux temps. Jadis, nous étions nombreux, sur cette planète de luxure empreinte d’exubérance, simplement heureux de nager dans le bleu.

L’Océan n’est plus qu’une meurtrissure, une plaie ouverte sur le vide depuis que cette météorite a saisi toute la vie. Connaissez-vous l’Empereur, ce poisson des hauts fonds ? Il a disparu en ce jour de l’an, 27, quand la roche en fusion est devenue cauchemar. Sa couleur retentissante a coulé sur tous les murs en un flot d’injures, la Terre est devenue un soleil trop mûr… Nous quittons la stratosphère. Plus d’odeur, moins de lumière. Juste cet éclat rubis qui jaillit en source discontinue du cœur même de la Terre. Tout est rouge, carmélite ou cerise, les verts de la mer ne sont plus les couleurs complémentaires. Terrifiant, que de voir notre mère mourir... Pourtant, quelque part, ma petite voix me dicte son plaisir de voir et m’incite à jouir de ma veine de vivre. Je lui prends la main, et lui donne du feu.

Je brûle...

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