Chronique d'un SDF.

Lou

Je vis dans la rue. Est-ce un problème? Est-ce à cause de ça qu'on me regardait avec dégout? Qu'on me snobait, qu'on me crachait dessus? Oui, je suis SDF, je vis dans la rue, et alors?

Ma maison est un carton imbibé d'eau, près d'un immeuble délavé par l'eau de la pluie et la boulangerie de la troisième avenue, avec, pour seule compagnie, un chat que j'ai nommé Philibert, des sacs poubelles noirs, et l'odeur des viennoiseries bien chaudes sortant du four. Tous les jours, depuis un an,  c'est la même routine.

Tous les jours depuis un an, Mam'zelle Dubois, la stagiaire de la boulangerie, qui sent la vanille, ouvre le store de la boutique à huit heures pétante. Pas une minute de plus ou de moins. Aucun retard. Le store fait un bruit strident, un grincement, comme celui que fait la porte quand on l'ouvre. Pas besoin de réveil.

Elle allume la lumière, arrange la vitrine car le mille feuille à gauche s'affaisse toujours, essuie, à l'aide de son mouchoir blanc, quelques traces de doigts que des écoliers ont laissés la veille, tout en bavant devant les éclairs aux chocolat, peste contre moi, avachi sur le trottoir, et rentre, me regardant avec dédain. Elle est jolie, Mam'zelle Dubois. Jolie, mais aussi farouche qu'une lionne. Ce que j'aime le plus chez elle, ce ne sont pas ses cheveux de feu, ni ses yeux noisettes, encore moins ses formes avantageuses. Non, ce que j'aime le plus chez elle, c'est quand elle lisse sa robe verte avec ses mains à la peau de pêche.

Ensuite, quand elle a fini de compter la recette de la veille, elle prend un macaron à la pistache, et l'engloutit avant que sa patronne ne la voit. Petite chipie. Petite voleuse effrontée. Puis, elle sort de son sac posé sur le comptoir, son téléphone, et appelle son chérie, "Maxinounet" comme elle l'appelle. Le pauvre.


A ce moment là, Philibert arrive. Mon bon vieux Phil'. Il fait son apparition de derrière les bennes à ordures, le poil sali par les restes des repas, la peau sur les os, et boitant depuis cet accident avec une voiture, il est moche. Laid. Horrible. Il fait peur. Pourtant, ces yeux jaunes, tel la couleur de la soie dorée que l'on utilise pour les costumes de cinéma, sont si beaux, si profond, qu'à moins d'être dépourvu de coeur, on ne peut pas ne pas l'aimer. C'est devenu mon meilleur ami, chaque jour passant nous rapprochant toujours plus. Il était venu comme une fleur, un jour de pluie, alors que mon carton me protégeait tant mieux que mal. Il s'était collé à mes jambes glacées, se frottant avec affection sur le tissus de mon pantalon. Il était resté.

Chaque matin, il miaulait joyeusement en me voyant. Il s'allongeait à mes côtés, bousculant la petite coupelle argentée me servant à récupérer des pièces scintillantes, puis ne bougeait plus. Comme tous les jours, Madame Rechan, la boulangère, déboulait dans la rue, un rouleau de pâtisserie à la main, jurant contre le voleur de macaron à la pistache. Ses chaussures claquaient sur le sol, sa robe enserrait son ventre rebondi, et ses cheveux courts, d'une belle couleur mandarine, s'échappaient de son chouchou, formant au dessus de son crâne une sorte de choucroute. De plus, la fureur colorait ses joues de rouge. On ne peut pas dire qu'elle soit belle. Elle était myope pour ne pas voir que sa petite protégée la dépouillait.

A ce moment là, je soupirais. Elle se retournait, me regardant avec un mélange de tendresse et de pitié, et me souriait. Une vraie perle.

Vers onze heures, les clients défilaient. C'était l'heure de pointe, si je puis dire. De Madame Toussain, la mamie africaine habitant dans l'immeuble délavé, pas celle du deuxième étage, mais celle du troisième, qui collectionnait les chats et les photos de Madonna, qu'elle adorait, jusqu'à Monsieur Domier, le prof d'histoire du quatrième, travaillant au collège à une rue d'ici, un doux rêveur, fan des viennoiseries en tout genre. Il y avait aussi le vieux Monsieur Tronçons, un grand-père d'une soixantaine d'années, habitant au premier, qui avait un potager sur son balcon, constitué essentiellement de tomates et de fraises, ses pêchés mignons. Il venait tous les matins acheter deux croissants, un pour lui, un pour sa femme. Le problème, c'était que cette dernière était morte il y avait deux ans de cela maintenant. Le pauvre.

Sans oublier l'étudiante de vingt-cinq ans, Mam'Zelle Pinson, qui passait à onze heures trente-deux exactement, acheter un sandwich jambon beurre avant la venue de son bus. Avec son petit nez, ses cheveux coupés au carré, et ses lunettes trop petites pour son visage, elle ressemblait à un petit oiseau. Tant d'autres clients passaient, défilaient devant moi : la fillette de cinq ans du troisième, le couple du premier, le collégien du deuxième, tous habitaient dans l'immeuble délavé. Ils me déposaient toujours une petite pièce.

Enfin, vers seize heures, Flore arrivait. Ses cheveux couleurs or retombaient en cascade sur ses épaules, ses yeux émeraudes brillaient de joie, elle dégageait une telle lumière de pureté que ça en était éblouissant.

Elle venait, avec son violon, et elle jouait, pendant une heure. Les notes s'échappaient de l'instrument, claires, douces, pures. Elles semblaient vouloir partir pour s'envoler. Tout ceux qui l'écoutait étaient hypnotisés, subjugués, ébahis. C'était un ange.

Sa passion, c'était la musique. Moi l'écriture. Je ne dis pas que la vie est facile tous les jours. Qu'il n'y a que des gentils. Non. Mais j'arrive à vivre.

Les jours passent et se ressemblent. Mais si la vie me montre 1000 raisons pour pleurer, je lui en montre 10 000 pour rire. C'est ma façon de voir les choses.

Et ça me va.

  • J'adore ! Encore un texte dont la base est triste, où l'on pourrait s'apitoyer sur le sort des personnages, mais où ils nous montrent leurs raisons de sourire, prouvant aux lecteurs qu'eux aussi, ils peuvent changer leur manière de voir les choses. Une belle leçon, magnifiquement écrite ! J'aime beaucoup aussi la description de cette rue qui regorge de vie, on s'y croirait !

    · Il y a presque 10 ans ·
    Ls2

    Len Shadow

  • Magnifique!Cela montre bien ta pensée de la vie!

    · Il y a presque 10 ans ·
     fa4b4505d65e21f847b1c2b8097e24b0da43df96d1a52c2083 pimgpsh fullsize distr

    oriana

  • Je trouve ça joliment écrit, c'est émouvant sans tomber dans la ringardise, les mots sont justes et j'apprécie le rapprochement entre la boulangerie, le SDF et tous les détails que tu implantes au fil du texte :- )
    Bravo !

    · Il y a environ 10 ans ·
    Imageldd1

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    • merci! ^^

      · Il y a environ 10 ans ·
      Barbie 2

      Lou

  • Eh beh... J'suis toute retournée par ce que tu viens d'écrire...

    · Il y a environ 10 ans ·
    Large

    elie

  • Vraiment très joli 'o'
    Je ne verrais plus jamais un SDF pareil =P

    · Il y a environ 10 ans ·
    22

    phoenixis

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