Cinq minutes dans la vie d'une mouette

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Sous mes yeux, la plaque d'acier ondoyante que vous appelez mer. Des frisettes blanches coiffent les vagues d'une mise en plis farfelue. J'ai une belle envergure mais les ailes me tirent et mon poitrail palpite trop vite. Je suis vieille. Des rivages comme mirages se dessinent au loin. Peut-être du repos, peut-être le dernier.

J'aperçois mes sœurs, en rang d'oignons rebondis et plumeux; elles attendent. Quoi? Moi-même je l'ignore. L'air marin, les saveurs d'un chalutier, une pluie poissonneuse ou simplement que le jour ne se lève plus. Elles attendent, les plumes frémissantes sous la caresse du vent.

Elles rient comme des folles à mon arrivée, certaines miaulent même, le bec en angle droit et l'œil rond circonspect. Ce rire-là n'est pas gentil. Je les connais. Si je me laisse mourir au milieu d'elles, je sais qu'avant demain elles dévoreront sans vergogne ma carcasse. Cannibales marins.

Je survole une dernière fois la liberté avant de me poser. Le rocher qui m'accueille se montre bien charitable: en son creux un poisson est venu s'échouer. Mon dernier repas. Les autres ne l'ont pas vu. Difficilement je me niche au cœur de cette roche avec vue sur la mer. Me voilà à l'abri, comme dans mon premier nid. Manger le poisson. Se reposer. Profiter une dernière fois de ce tableau au romantisme désuet qu'est le coucher de soleil sur l'eau comme un miroir. La lumière est violette. Les nuages s'effilochent autour de l'astre mourant lui aussi; ils dessinent des doigts qui tiennent sa lueur.

Mes yeux se plissent, je suis bien.

J'entends les autres rire encore. J'irai fienter sur leurs ombres.

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