Coalition familiale

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Suite d'Un os : Où je réunis mes ascendants et qu'il devient urgent de prendre du recul

Nous nous retrouvâmes, tout comme lors de ma première transportation andalouse, devant l'hôpital de Mujeres. Je ne le vis pas. Si, je le vis. Il était méconnaissable. Un habit civil et des traits creusés l'avaient privé de sa superbe. Il sursauta, quand je lui posai la main sur l'épaule, avant de m'interpeller du regard, après avoir dévisagé mon acolyte.               

Je pris l'initiative d'amener ma troupe au paseo del Perejil, un parc où nous ne serions pas dérangés par les ivrognes beuglant dans les venelles comme des veaux marinés à la vinasse. En nous croisant, on aurait pu nous prendre pour trois familiers dissertant, l'air grave, en silence, sans besoin d'orgie de mots pour nous comprendre. Il n'en était rien, bien sûr. Un visage long, un nez grec, des lèvres fines, un front large, des yeux vert-bleu-gris : toutes les caractéristiques de nos visages ne pouvaient mentir sur les liens qui nous unissaient. Seule une déclinaison capillaire, du blond au brun dans l'ordre chronologique de nos naissances, nous différenciait.     

Nous nous assîmes sur une pelouse grillée par les ardeurs du climat méridional. Les paires d'yeux qui se posèrent sur moi me firent comprendre qu'elles me désignaient implicitement comme le généralissime du trio. Il est vrai qu'en ce siècle qui nous réunissait, je n'en étais pas le cadet. À peine plus jeune que l'officier, le rescapé de la Der des Ders apparaissait, lui, pour un jeunot. Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans quand je le rejoignis dans son estaminet. Je me sentais illégitime. Que pouvais-je prétendre face à ces acteurs et à ces témoins directs de notre histoire ? Ma vie héroïque, je la vivais par procuration, du colonel Chabert à Gilles.

Je toussotai pour éclaircir ma voix, impressionné par mon auditoire : « Mes amis – je trouvais ridicule de les appeler par le degré de parenté qui me séparait d'eux – nous devons convenir que nous nous retrouvons dans une situation qui dépasse notre logique et notre compréhension. » Je les regardai, angoissé à l'idée de me sentir ridicule, je rencontrai leurs pupilles dilatées. Je faisais face à deux enfants, sagement assis, confiants dans l'attente de la suite et ignorants que j'improvisais.                

Je commençai par raconter mes aventures au musée. Henri prenait des notes sur un carnet. Sans doute aurais-je d'ici peu l'occasion de lui présenter mon dictaphone. Puis mon transfert entre le Chemin des Dames, la Somme et l'Argonne. Je l'informai de nos liens familiaux. Je le voyais toujours écrire avec frénésie. Je remarquai des croquis. Se comportait-il ainsi sur le champ de bataille quand il devait transmettre les ordres sous le feu de l'ennemi et face aux charges des cavaliers de la coalition ?                 

C'est lui qui me relaya, d'une voix qui me fit comprendre que le militaire qui conquit une grande partie de l'Europe renaissait.  

« J'en ai connu des aventures, des rebondissements quand je pensais que tout était perdu. Je me souviens de cette charge de la garde russe devant Friedland quand ma division fut sauvée in extremis par celle de Dupont de L'Étang. Si je m'interroge sur ma vie, je me considère comme le jouet du destin qui s'est penché sur mon berceau pour m'apporter la fortune. Et toi, citoyen, – dit-il en se tournant vers Arthur – ton histoire m'a touché. Si je ne peux comprendre nos prétendus liens, je suis un militaire et j'ai l'esprit épais d'un fils du peuple. Je ne peux que m'incliner devant ta bravoure et ton sacrifice fait à la nation face aux Prussiens. Le sang que tu as versé en perdant ton bras fait de toi mon frère d'armes. Quant à toi qui te prétends venir d'un si lointain futur, tu as de la chance. En des temps d'obscurité, tu terminerais sous les questions d'un inquisiteur. Toutefois, je me persuade que tes intentions sont pures et tu ne m'apparais pas être atteint d'une affection de tes humeurs. »  

 Il me vit soupirer d'aise et il sourit. Puis, en reprenant son calepin, il me démontra son intelligence supérieure par sa capacité à faire fi de l'extraordinaire, un sens aigu de l'analyse et une synthèse qui durent faire des ravages face à l'ennemi. Il me posa quelques questions, l'index calé sur la fossette de son menton et acquiesçant.           

Il reprit la parole : « Si je te résume, tu t'es retrouvé en Hollande alors que les Espagnols en étaient les maîtres. Puis, tu es allé faire connaissance avec Arthur qui t'a sauvé la vie dans un faubourg de Paris. Enfin, tu es informé de ma relation avec Azucena et, plus encore, des révélations de la Gitane. Alors, voici mes conclusions. Je pense que ma belle Andalouse est en lien direct, par un aïeul, avec l'occupant espagnol en Flandre et que les Bataves que tu as rencontrés cherchent pour des raisons qui m'échappent à se venger en te visant. Dis-moi, aurais-tu voyagé ailleurs sans me le raconter ? Es-tu allé dans des contrées inconnues il y a deux-cent-cinquante ans ?

— Oui, j'en ai profité pour découvrir d'autres lieux. Je suis, par exemple, allé en Australie. Enfin, je pense que tu dois la connaître sous le nom de Nouvelle-Hollande.

— Bien. Et lors de ton séjour, t'es-tu senti inquiété d'une manière ou d'une autre ?

— Non, bien au contraire. J'étais en plein cœur de cette île-continent, parmi les aborigènes, ses habitants originels. Je m'y suis senti incroyablement détendu. Et maintenant que j'y pense, il en fut de même en Nouvelle-Zélande.

— Alors je pense que j'ai une idée pour te protéger et en attendant de trouver la réponse à nos questions, qui ils sont, ce qu'ils veulent et comment les contrecarrer.

— Vas-y, dis moi comment !

— Je pense qu'ils sont dans l'impossibilité de te trouver sur les terres qui n'ont pas été explorées avant le jour où tu es allé visiter les mendiants dans cette ferme.

— Ta théorie me paraît très pertinente ! »          

À peine finis-je de répondre que nous entendîmes un souffle. C'était, en vérité, plus effrayant. Le bruit nous enveloppait, jusqu'à faire vibrer mes organes. Je me tournai vers Arthur qui se coucha en position fœtale sur le sol. Quelles portes avais-je ouvert ? La sensation qu'une haine incommensurable se déchaînait autour de nous. Je devais réagir tout de suite. Mes oreilles commencèrent à saigner, ne pouvant supporter le spectre sonore environnant, qui tendait vers des infrasons qui feraient les joies de raveurs en transe et qui, en l'occurrence, nous vrillaient le cerveau. Je poussai Henri sur Arthur et je me jetai sur eux pour nous retrouver affalés au milieu de mon salon.         

« Henri, tu as raison, partons vite et loin » soufflai-je.           

La curiosité est un joli défaut quand elle est utilisée à bon escient. Ma bibliothèque fourmille d'ouvrages qui auraient fait le bonheur d'un humaniste. Littérature, histoire, philosophie, botanique ou sciences occultes occupent des mètres de linéaires. Mon intuition me dirigea vers les livres dédiés à la géographie. Je pris un sac à dos pour le bourrer au maximum de tout ce qu'il pouvait contenir sur cette science. J'en repérai notamment un consacré à l'histoire des explorations et un autre sur les lieux mystérieux. Comme un fou, je cherchai avec frénésie une œuvre qu'il me parut indispensable d'emporter. Enfin, je remis la main dessus. Elle s'intitulait Des peuples premiers et de ce que leur sagesse peut apporter au monde de Paul-Emile Levis.              

Déjà, je perçus que le bruit infernal se rapprochait. Il devenait inéluctable que nous devions prendre nos distances et nous projeter en des lieux qui, à en croire Henri, nous mettraient à l'abri au moins de façon provisoire.               

Vite, il me fallut fouiller dans le sac pour retrouver le livre sur les sites mystérieux de la planète. Avec fébrilité, je le parcourus de l'index. C'est à la page cent-quatre-vingt-dix-huit que je trouvai mon bonheur. « Accrochez-vous à moi » hurlai-je, tandis que mon regard, lui, s'accrochait à la photo de l'immensité de l'océan Pacifique.

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