Cochons d'Inde
petisaintleu
Il y a une nuance à mes yeux entre culture et civilisation. Dans le premier cas, il est rare qu'un Français qui se rend en Allemagne ou en Belgique soit victime du syndrome de Jérusalem. C'est peu probable que cela se produise Outre-Rhin, notamment depuis la Shoah. Dans le deuxième cas, la différence est telle que vous ne seriez pas plus surpris de voir débarquer des Vénusiens que de côtoyer un couple du Sichuan. Il faut dire que ces affections qui touchent le voyageur sont toutes liées à des peuples qui existaient alors que nous nous escrimions à découvrir le bronze.
Il existe un syndrome indien. Comment en serait-il autrement ? La civilisation de la vallée de l'Indus existait il y a quatre mille cinq cents ans. Mon incompréhension ne portait pas sur cette ancienneté. J'étais hanté par un monde de paradoxes. À la crasse indescriptible des rues répondait la place donnée aux ablutions et à la propreté corporelle. Au Kâmasutrâ, et à la place centrale donnée au plaisir féminin, ces millions de femmes violées. Et ce mépris pour la vie, ou cette fascination pour la mort, je ne sais pas. Ces corps brûlés puis jetés dans le Gange.
Un poumon, cette résidence britannique ; j'étais rassuré. Je retrouvais dans cette architecture, un côté grande bourgeoisie londonienne qui me faisait fantasmer lors de mes séjours linguistiques à Bexleyheath. Il était le parfait miroir d'un manoir cossu anglo-normand avec ses colombages et ses bow-windows. Après un thé et des gâteaux mangés par l'humidité ambiante, il s'ensuivit la présentation des lieux. Il eut été insultant de s'imaginer plus british. Un surprenant patchwork de couleurs confirmait que la Perfide Albion était le cœur de l'empire du mauvais goût de sa très prude Majesté. Une épaisse moquette concurrençait un papier peint aux motifs floraux marron et beige.
Seul le mobilier apaisait le regard. Un canapé en cuir rembourré, accompagné de son lampadaire à franges, invitait à se poser devant la bibliothèque, survivance de l'Humanisme. Des plaids renforçaient l'invitation à la détente. Toute une bimbeloterie finissait de charger en souvenirs l'antre de notre hôte. Un chandelier en argent, vestige d'une grand-tante, le portrait d'un grand-père disparu à Waterloo, une pie empaillée et un service en porcelaine posés sur des napperons brodés alourdissaient la cheminée. Seule une galerie où s'exhibaient des trophées de tigre et de tout ce que l'Inde comptait de sauvage nous rappelait que nous étions si loin des vertes prairies..
Sir Charles Marway m'intimidait. Excentrique, cela allait de soi, il portait, masquant un pagama, un sherwani pied de poule, une chemise arrivant sous les genoux, comme pour mieux marquer son appartenance à la caste anglo-saxonne. Pourtant, je ne détectais aucune arrogance ou fierté nobiliaire. Malgré sa distance vis-à-vis de sa domesticité, il se montrait d'une extrême politesse. Il s'était même pris d'affection pour des intouchables spécialisés dans le métier de fossoyeur. Très peu de personnes le savaient, car on frôlait l'hérésie. Dans sa maison, seul Danvir était dans la confidence. Il servait la famille depuis ses cinq ans, quand le grand-père paternel de Charles débarqua à Bombay pour y trouver la fortune. Il connaissait donc Charles depuis le berceau. Il le sauva même deux fois, de la noyade et d'un éléphant en rut devenu incontrôlable. C'est donc lui qui le préparait et servait d'éclaireur pour l'emmener dans les ruelles malodorantes, traversant le quartier des tanneries, croisant des videurs de toilettes, des paniers chargés d'excréments posés sur la tête pour les vider sur des tas d'ordure. À dix mètres aux alentours, ils sentaient la merde, leur épiderme imprégné depuis des temps immémoriaux, comme une seconde peau.
Les Tsiganes sont arrivés en Europe dans le sillage du guerrier turco-mongol Tamerlan au quatorzième siècle. On trouve des similitudes avec les nomades forgerons du Rajasthan, les Gadolia Lohars, qui écument l'Inde du Nord à bord de chars à bœufs.
Sans doute pour se protéger à minima du mépris, mâtiné de la fascination qu'ils suscitèrent, ils ne nièrent pas, excusant par la même occasion leurs mœurs, leur origine, au choix, d'Israël, d'Egypte, d'Ethiopie ou de l'Atlantide.
C'est John qui m'avait mis dans la confidence des activités nocturnes de Charles. La nuit, je ne pus dormir, la chaleur m'écrasait sur ma couche, me suffoquant. Je logeais au rez-de-chaussée et je perçus des frôlements et des chuchotements. Il ne me fallut pas longtemps pour m'habiller, l'anorak était optionnel, puis pour enjamber le bow-window et suivre les deux somnambules.
Ils connaissaient assurément les lieux sur le bout des doigts de pied, à moins qu'ils ne fussent passés au cours d'une réincarnation de chats à humains. Je dus être une bien piètre bête. À chaque mètre, je butais sur un amoncèlement de corps et je fis mon possible pour les suivre. De ces charniers en devenir à des ruelles pavées d'immondices, dont mes hoquets s'interdisaient d'en deviner la nature, je perçus une lueur diffuse. Ce furent les bruits de tambourins et de bansurî, une flûte traversière traditionnelle.
Je réussis à me cacher dans un coin plus sombre pour assister à la suite des événements. En arrivant, Charles fut accueilli par des rires et de vives marques, non pas d'amitié, mais de franche camaraderie par ce que je perçus de tapes sur son épaule. Il s'assit en tailleur. Pendant de longues minutes, une transe musicale envahit chaque arpent de cette cour des miracles des relations humaines, improbable lieu de rencontre entre des carpes habituées à évoluer dans les eaux croupies et un lapin qui, dans sa jeunesse, passa trois ans à gambader, alors en pension chez une tante, quand il n'était pas à St Andrews, dans la lande écossaise.
Je fus le témoin d'une scène bien étrange. Je ne suis pas un fan de Bollywood. D'après ce que j'en sais, on est plutôt dans la romance à l'eau de rose et il y a peu de chance d'y voir ne serait-ce qu'une épaule dénudée. Pourtant, j'assistai ici à une scène digne des films underground californiens à moins qu'il ne s'agisse d'un remake de l'exorciste. Une femme se délesta de son sari pour apparaître dans un dépouillement dont la sculpture m'apparut aux antipodes de la crasse environnante. Seule la gaze d'un voile en soie venait encore masquer son visage avec pudeur.
Elle se mouvait dans une grâce lascive. Comment ne pas penser aux balancements du charmeur de serpents ? Je me sentais comme statufié par cette Shiva, dont l'incroyable rapidité avec laquelle elle effectuait sa danse semblait la faire se démultiplier.
Subjugué par le spectacle, je fus incapable du moindre mouvement. C'est donc dans un état de pétrifaction avancée qu'elle se tourna vers moi, s'arrêta pour me fixer d'un regard cerné de fard. Ses yeux de braise me firent penser à un sémaphore, dont chaque clignement de paupière m'annonçait le prochain échouage dans sa nasse.
Quand elle me fit face, le masque tomba. Comment avais-je pu être mystifié de la sorte ? Il est vrai que la distance initiale et les jeux d'ombres pouvaient prêter à confusion. Pas de là à prendre une vessie pour une lanterne : Yanna me faisait face ! De cartomancienne, elle s'était faite succube.
Aussitôt, je fus saisi par deux malabars, sous-continent indien oblige, qui me ligotèrent.
« Tu as l'air surpris mon ami. Que croyais-tu ? Depuis que ma communauté a quitté là où nous nous trouvons, nous en avons rencontré des thaumaturges, des ensorceleurs, des alchimistes et des génies. À défaut de faire de nous le peuple élu, ils nous ont protégés par les connaissances que nous avons acquises. Si nous sommes toujours rejetés partout où que nous allions, nous sommes au moins protégés grâce aux talismans que nous avons acquis. Jusqu'à ce jour, nous avons évité tous les pogroms et tous les holocaustes, à l'exception de ce qu'il nous adviendra dans un siècle à Auschwitz. »
Charles s'approcha de moi en me raillant : « Ce grand dadais de John m'étonnera toujours par son mélange de courage et de candeur. À peine avait-il terminé de me conter son sauvetage dans les terres gelées du Svalbard que j'ai compris qu'il s'agissait de toi. On n'est pas sauvé impunément de la fureur de Thor sans qu'une autre force extérieure aux mortels et tout aussi puissante n'intervienne. »
Comme je me sentis poussière parmi la poussière face à toutes ces cosmologies qui dépassaient mon entendement. Il était heureux que je ne mette pas les pieds en Australie, en Mésopotamie ou en Amazonie. Quelles forces aurais-je mis en branle : le Bunyip aborigène, l'Angra Mainyu perse ou l'Exû brésilien ?
Je regrettai ma vie simple d'avant. Celle des emmerdes quotidiennes, quand, comme tout un chacun, je me grattais les pieds en éventail après avoir gagné au Millionnaire, je passais des heures à la machine à café à refaire le monde, je me rêvais d'écrire un roman.
Pour l'instant, je faisais le mort. C'était préférable de ne pas chercher à aviver des forces qui dépassaient de très loin mon entendement.
Je m'interrogeais, susurrant mes angoisses au plus profond de mon for intérieur, trop peureux qu'une pensée télépathique ne soit interceptée. Comment mes compagnons qui, en se levant, j'en étais certain, s'inquiéteraient de ma disparition, réagiraient-ils ?
Tout le courage et l'intelligence d'un Henri, d'un Arthur et d'un Vidocq ne seraient pas suffisants pour venir à la rescousse. Ils n'étaient que des hommes, atomes si négligeables face à une infinité de mystère et d'acrimonie.
Je fis ce que tout un chacun ferait. Après avoir déféqué de peur dans mon pantalon, je fermai les yeux pour prier Dieu de sa miséricorde. Quand le brouillard cérébral se dissipa, Roland, mon grand-père, me souriait.
Namasté
· Il y a presque 10 ans ·vividecateri
?
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Namasté ou namaskar ou namaskaram (नमस्ते ou नमस्कार) est communément employé pour dire bonjour et au revoir sur le sous-continent indien1. Cette salutation est largement utilisée en Inde ou au Népal. Namasté signifie « salutation » et namaskar a une signification plus religieuse (littéralement « Je salue – ou je m'incline – devant votre forme »). L'expression est souvent traduite par « Je salue le divin qui est en vous » même si ce n'est pas une traduction littérale...
· Il y a presque 10 ans ·vividecateri
ok
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Le texte est sublime ! J'ai adoré !!!!
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
:) !!!
· Il y a presque 10 ans ·marielesmots
Remember ? ;-)
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Grandiose !!! J'étais en Inde ! Magnifique voyage, pas besoin de guide, pour moi, malgré la pauvreté, ce pays à toujours eu quelque chose de magique, ! De l'excellent travail de documentation, la plume et le rythme aussi
· Il y a presque 10 ans ·marielesmots
La prochaine fois, je t'emmène à Bethléem. Tu y verras la Vierge.
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu