Coeur de pierre

valy-bleuette

Piégé en plein embouteillage. Une pluie soudaine m’ayant dissuadé de prendre la moto, je suis parti trop tard de chez moi. Ma tension nerveuse grimpe crescendo, au rythme des klaxons furieux qui fusent alentour. Le conducteur de derrière par exemple, parce que je pile au dernier moment quand le feu passe au rouge. Je lui fais un doigt dans le rétroviseur. Pas assez de points vaillants sur mon permis de conduire.

7h50. Et merde. La première coronarographie ne pourra pas se faire à huit heures. Ce qui signifie décaler la prise en charge du second patient et ainsi de suite, sans compter l’urgence qui nous tombe toujours dessus au moins bon moment. Je vais quitter la clinique à pas d’heure. Surtout que ce matin, je m’attelle à une série de types en surpoids qui s’inquiètent pour leur cœur… Pas facile de monter la sonde dans leur tuyauterie encrassée par la graisse. Dès le départ, je partais perdant sur le respect du planning.

En résumé, je déteste être bloqué sur la route, dépendant des autres, je n’aime pas être à la bourre, et aujourd’hui plus qu’hier, je méprise les gros. Mauvaise journée qui s’annonce.

J’allume une clope et consulte mes SMS de l’autre main.

« Soldes monstres chez décathlon. » Pourquoi pas. J’irais voir leurs clubs de golf. Je mérite bien de m’offrir un driver dernière génération. S'ils en ont de bons...

« Tu ne t’en sortiras pas comme ça, sale con. » Tiens, mon ex. Elle remet le couvert pour l’augmentation de la pension. Quelle sangsue ! Elle ne s’en remet pas, la pauvrette, de se retrouver dans un appartement sans piscine. Pour ce qu’elle nage… Et les gosses, bah ils s’en foutent, tant que la console wii fonctionne. S’annonce encore une bataille entre avocats qui va me gonfler.

Être obligé de penser à la mère de mes gosses n’améliore pas mon humeur massacrante.

Bip, un nouveau message vient d’arriver.

« Première coro à huit heures… le patient est prêt, on vous attend. » Suzelle. La secrétaire du service. Elle sait qu’il vaut mieux ne pas me contacter de vive voix quand je suis retardé. Sa prudence me convient.

Suite des messages.

« Tu me fais de la peine, pauvre mec… Tu ignores la signification du verbe aimer. Tu prends et ne donne rien. »

Je glousse en imaginant le courroux de la donzelle. Lara. Ma dernière poupée en date. Quelle idiote. Je connais le terme baiser, et c’est lui qui me va. Elle espérait une demande en mariage, après trois semaines de galipettes ?

Le feu passe au vert. La file de voitures avance au pas. J’ignore un individu qui s’engage sur un passage piéton. Le gars m’insulte. J’hésite à lever encore le majeur à son adresse. Renonce, ça ne sert à rien, j’admets qu’il était un peu dans son droit.

S’ils savaient qui je suis, tous ces connards.

Cardiologue interventionnel. Un des meilleurs de la région. C’est ce qui se dit, et c’est la vérité. J’ai sauvé plus de vies qu’on ne peut décemment l’avouer. Je suis THE déboucheur professionnel des artères, celui qui rétablit la circulation sanguine plus vite et plus efficacement que les autres. Les patients ne mesurent pas ce qu'ils me doivent quand ils ressortent de la clinique sur leurs jambes, le cerveau alerte, alors qu’ils ont frôlé la place du légume dans un jardin, ou même failli accéder plus tôt qu’espéré à leur place réservée sous la pierre tombale.

Autre message. Vocal celui-là.

«  Salut l’ami. Vaudrait voir à être plus sympa avec les clients. Tu as fortement déplu à la mère de mon voisin. Elle t’a jugé pédant et inaccessible. » Là, je me fends la poire. Ce bon vieux Francis, mon associé en cabinet de ville. Mielleux, doux comme un bonbon sucré écœurant, je ne supporte pas de le voir se répandre en amabilité quand il pénètre dans la salle d’attente. Il aurait dû bosser dans le show-business, ou mieux, tenir un salon de coiffure pour mémères friquées. Faudra que je lui en parle. Sa plus grande trouille: que je fasse couler le bateau par manque d’empathie. Je fais mon boulot moi, et du bon. Je ne vois pas pourquoi je m’appliquerais à baiser les pieds de mes vieux et de mes obèses. Ils ont besoin de moi. Le chômage n’est pas pour demain.

Bloqué dans un rond-point maintenant. C’est la guigne. Je serais prêt à sortir de bagnole et d’aller fracasser la trogne du premier venu. Pour passer mes nerfs simplement. Faudrait que je songe à diminuer la nicotine et le café du matin. Je conçois que mes addictions n’arrangent pas mon caractère pourri (dixit mes deux adorables rejetons. Des jumeaux qui me ressemblent physiquement, l’acné en plus vu qu’ils abordent l’adolescence.)

Bip. Arrivé d’un SMS. Ça m’occupe.

« Ta mère est morte. »

Mon moteur cale. On me klaxonne pour me signifier que ce n’est pas le moment de traîner.

Le message vient de ma sœur Yolande.

«  Ta mère est morte ». La nôtre, en l’occurrence.

J’écrase ma cigarette dans le cendrier. Je tremble, parce que… parce que je suis vraiment excédé ce matin.

Quel âge avait-elle ? Soixante dix, soixante treize ans peut-être.

Ainsi, elle a quitté le bon monde des vivants. Fallait bien que ça arrive un jour.

De quoi a-t-elle pu succomber, solide comme elle l’était ? C’est vrai qu’un cancer à métastases peut l’avoir vaincue en traître, à moins qu’elle n’ait succombé à une crise cardiaque, ce qui serait cocasse, au vu du métier de son fils. De toute façon, si elle traînait une pathologie grave depuis longtemps, je n’aurais pas pu le savoir. Ma sœur ne m’a pas donné la moindre nouvelle depuis des années. Je me demande d’ailleurs par quel miracle elle possède mon numéro de portable. Miracle n’est pas le mot approprié.

Un autre message arrive. Même expéditrice.

Je me gare sur le bas côté de la chaussée, embolisant encore davantage la circulation. J’espère que personne ne va oser venir me le signaler de vive voix. Je le souhaite pour son intégrité physique.

Je passe une main exaspérée sur mon front qui transpire. Je suis malade ou quoi ?

Imperceptible hésitation avant d’ouvrir la boîte aux lettres. « Enterrement vendredi. Tu viendras ? »

Le portable m’échappe des doigts. Je jure entre mes lèvres serrées. Mes yeux croisent les miens dans le rétroviseur. Je note la pâleur de mes traits. J’ai l’air d’un halluciné sorti d’une séance d’électrochocs.

« Ta mère est morte. » Voilà. C’est fini.

Le brouhaha dehors m’étourdit. J’ai conscience d’être ici au milieu des voitures, mais je suis aspiré ailleurs. Loin derrière.

Ma mère.

A trois ou quatre ans, j’avais déjà confusément compris que cette maman-là n’était pas pareille à celles des autres copains de l’école maternelle. Un simulacre de maman. Pas de sourire à la sortie de classe, pas de bises ni d’effleurement de cheveux avant d’aller dormir. Pas de contact charnel, surtout pas.

- Travaille !

En cours préparatoire, l’apprentissage de l’écriture se faisait à coup de claques derrière la nuque. Une punition du maître si j’avais fait le fou sur mon banc d’étude, c’était la fin du monde à la maison. Envoyé au lit sans manger.

Mon doudou, un lapin bouclé qui essuya mes larmes jusqu’à l’âge de huit ans, elle l’avait jeté le jour où je n’avais pas été choisi pour le rôle principal dans une misérable pièce de théâtre de fin d’année. Mon seul complice à la maison balancé à la poubelle pendant que j'étais à l'école. Sans sommation. J’en avais eu le cœur brisé.

-Travaille !

Un jour où j’étais souffrant. Mon père cuvait son vin dans son atelier, son refuge évidemment, je ne parvenais pas à venir à bout d'un exercice de math, malgré les explications de ma sœur qui était obligée de faire la maîtresse en cours du soir pour me hisser au meilleur niveau.

J’étais si fatigué. Je me souviens à quel point je me sentais ivre de désespoir, fiévreux sans doute.

Sans y penser je suis allé vers ma mère, les bras levés. Appelant le câlin, la compassion.

J’étais un enfant.

Elle m’a regardé avec une sorte d’horreur. Puis a reculé. J’ai avancé vers elle, les mains tendues davantage.

Elle a poussé un jappement de hyène et m’a repoussé violemment. Ma tête est allée cogner le mur.

J’ai baissé les bras.

- Retourne travailler !

Puis il y eut cet épisode. Mon dernier lien avec l'enfance, je crois.

J'avais brisé l’un de ses affreux masques vénitiens. Il penchait contre le mur, j’avais voulu le redresser. Je fus évidemment privé de goûter, en sus de la gifle que je reçus.

Pour me faire pardonner, je suis allé dans le jardin superbement fleuri, contrairement au nôtre, de la maison voisine. A quatre pattes, prêt à braver tous les dangers, j’ai cueilli quelques cosmos, de grosses marguerites et trois belles roses rouges. Un bouquet très joli. Il ne pouvait que plaire à une femme.

Je suis arrivé derrière elle, dans la cuisine. J’ai crié «surprise!» en présentant mon offrande. J’ai ajouté: «pour me faire pardonner.»

Elle s’est retournée, m’a considéré d’un air ahuri. Mon cœur battait fort. Je souriais déjà, certain d'avoir réussi à l’attendrir.

Elle a saisi le bouquet et me l’a jeté à la face. Les épines des roses ont griffées mes joues. Puis j’ai reçu la seconde baffe de la journée pour avoir été voler chez la voisine.

Ce soir-là, dans mon lit, privé à jamais de mon doudou lapin et de toute affection, j’ai compris.

Que faute de pouvoir aimer cette mère, je pouvais la haïr.

J’ai travaillé toutes ces années durant, travaillé pour lui plaire, travailler pour fuir ses réprimandes et éviter les coups. Meilleur collégien. Meilleur lycéen. Bac avec mention évidemment. Concours de médecine obtenu haut la main.

Et dès que j’ai pu, j’ai quitté cette maudite villa. Mon père était mort peu de temps avant. Un grand soulagement pour lui, à mon idée.

Yolande est partie à l’autre bout de la France, son diplôme d’avocate en poche.

J’ai enchaîné les boulots du soir pour me payer une chambre universitaire.

Et le temps a passé. Je suis devenu cardiologue spécialisé. Le meilleur cardiologue de la région. Divorcé, deux enfants, du fric plein les poches.

Je sais que personne ne m’aime. Mais surtout, je suis incapable d'aimer profondément quelqu'un. Je n'y parviens pas. Faute de mode d'emploi.

Maman m’a tout pris. Son coeur de pierre a pompé mes réserves d’amour.

Maman m’a tout donné. Pour la satisfaire j’ai travaillé, travaillé... Afin de réussir. Travailler, c’est ce que je fais de mieux.

Me poussait-elle à étudier ainsi afin d’assurer son avenir dans une maison de retraite haut de gamme ? Comptait-elle sur ma réussite professionnelle afin de connaître un jour le luxe d’une croisière, celui d’une semaine de chaleur volée en plein hiver sur une quelconque île paradisiaque ?

J’ignore ce qu’elle pensait. Je ne la connaissais pas plus qu’elle n’avait cherché à se rapprocher de moi.

Le brouhaha des voitures m’extirpe de mes pensées.

La circulation semble plus fluide. Il devait y avoir un accident en aval.

« Ta mère est morte. »

Maman.

Oui, j’irai fleurir ta tombe.

Car ces fleurs-là, tu ne pourras pas me les refuser.

Signaler ce texte