Comme un avion sans hélices

coob

Ce texte a été écrit dans le cadre du club d'écriture EXTRACTION-DESENFUMAGE #5.

Le sujet donné était : "Sans les seins de Sophie Marceau, qu'est-ce qu'on fait?" (Alain Souchon, Au Ras des Pâquerettes)

Comme un avion sans hélices

Laura est allongée sur le sofa, elle écoute Souchon en regardant tomber la pluie.

Elle aime bien cette chanson de lui, Au Ras des Pâquerettes, sur l'amour qui sauve de la médiocrité, du quotidien.

Elle aime surtout sa voix douce.

Elle ferme les yeux, elle est tranquille dans son grand loft new-yorkais.

C'est nu, c'est vide. De la brique, un frigo chromé, un écran plat.

Une immense baie vitrée et au mur un tableau dépouillé, quelques lignes, des couleurs calmes.

Elle a gagné le jackpot, il n'y avait plus de chambres de prolo, on lui a donné la suite royale. Privilège de l'âge ?

Elle repense à son père qui lui a dit au téléphone :

- « Tu sais, on est croyants, alors ça donne un sens à toute cette souffrance. »

Parle pour toi, vieux con.

Il a osé lui conseiller :

- « Souris quand on te fait mal, ça atténue la douleur. »

Visiblement tu ne t'es jamais fait perforer les seins par deux Dr Maboul qui partent en vrille pendant une biopsie.

Elle revoit l'un d'eux lui montrer sa grosse seringue baïonnette qui fait « clac ».

Ils s'y sont repris à six fois.

L'autre criait:

"Attention, ça saigne là, eh! Y'a du sang par terre!"

Elle repense à l'infirmière qui lui a rendu visite avant-hier pour remplir la paperasse.

Elle avait soupiré en ouvrant son dossier :

- Pfff ... C'est vraiment dur de faire des entrées comme la vôtre.

Elle, affolée à l'idée de s'entendre annoncer une ultime horreur :

- Ah bon? Mais pourquoi?

- Vous êtes très jeune.

Il avait presque fallu la consoler!

Elle se revoit hier soir traverser le hall désert pour remonter dans sa chambre après avoir raccompagné son petit garçon jusqu'à l'entrée principale. Elle marchait lentement, avec son drain dans un sac. Elle lui avait dit que c'était son litron de rouge, pour le faire rire. Si j'avais vu cette scène au cinéma, j'aurais pleuré comme une madeleine. En vrai, le peu de personnes qu'elle avait croisées avaient évité de la regarder en face.

Souchon lui susurre, « sans les seins de Sophie Marceau, qu'est-ce qu'on fait ? » et pour la première fois, la question lui paraît bien réelle. Elle se dit aussitôt : Et moi sans les miens ? Qu'est-ce que je fais ?

Elle attrape son carnet sur la table basse et relit l'entrée intitulée :

DEMAIN ON ME COUPE LES SEINS

L'écrire est tellement énorme que c'est comme un coup de marteau sur la tête. Pire, une météorite qui s'écrase dans votre jardin, un crack boursier, une déclaration de guerre. C'est d'une violence inouïe et en même temps ça n'a aucune incidence sur rien. Le monde va continuer de tourner.

Ce sont juste deux bouts de chair qui vont être soupesés, découpés, analysés, incinérés …

Mais je n'oserai pas regarder ces cicatrices affreuses.

Je voudrais garder toujours les bandages, être glamour comme Apollinaire.

Moi qui commençais tout juste à retrouver un semblant d'énergie, un pas élastique, des mains gracieuses, bientôt une chevelure digne de ce nom ... Je vais encore tout perdre.

Elle se demande pourquoi elle ne s'est pas enroulé le drain autour du cou une bonne fois pour toutes hier soir. Le calme abyssal était propice. L'état d'esprit itou. Un samedi soir à l'hosto, avec pour seul bruit de fond le ronron des incinérateurs.

Qu'est-ce que j'espère?

Elle pense à son mari aux traits tirés. Il doit avoir du mal à envisager ce qu'il va bien pouvoir faire de cette otarie blessée qu'il a pour femme désormais. Combien de temps encore il va devoir coucher avec ça.

Et elle le comprend.

Elle revoit le matin où les aides-soignantes l'ont emmenée faire sa toilette, elles ont retiré sa chemise et elle s'est vue dans le miroir. Son torse vide. Juste un pansement sur les creux, et des ecchymoses autour. Le léger vertige.

Elle se dit qu'elle ne veut plus qu'on la touche. Personne.

Elle n'aura plus jamais envie de faire l'amour. D'être nue.

De se montrer, de se voir. D'oser croire qu'elle est belle.

On l'a trop charcutée ces derniers mois.

Ce qui reste, c'est pour elle. Caché, sous des tonnes de vêtements.

Alors Souchon qui chante l'amour, c'est mignon et tout.

Mais ça ne la concerne plus.

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