Conflits d'été

Corinne Champougny

Conflits d'été.

Le stylo roule entre les doigts, impatients. C'est un beau stylo, à encre, de couleur sombre et sobre, avec juste un petit filet doré sur le capuchon. Un stylo mûrement réfléchi. La main un peu boudinée dispose une feuille de papier sur la table, à gauche du stylo, puis la déplace légèrement vers le centre et l'axe minutieusement entre les motifs fleuris de la nappe en papier qui recouvre la table pliante. Voilà, c'est parfait. Après un long regard circulaire volontairement détaché sur la rue piétonne noire de touristes, l'homme baisse les yeux vers son stylo qu'il fixe intensément. Le liseré doré est discret, à son image. L'encre ne coule pas, il a essayé longuement d'écrire la veille, plus ou moins rapidement, fébrilement ou posément, des phrases longues ou succinctes. Il est prêt.

Il aurait dû emporter un journal, pour s'occuper les mains. Le Monde. C'est bien, Le Monde. Il n'y a pas pensé. Machinalement, il remet en place une pile de livres, décide d'en disposer un face aux passants, adossé aux autres exemplaires, la couverture ne pourra qu'attirer les regards. Satisfait de son aménagement, il lève à nouveau les yeux vers les promeneurs de cette rue commerçante. La femme qui essaie les chapeaux de paille, juste en face, pourrait être intéressée par son livre. Elle devrait l'être. Tout, dans ses gestes, ses intonations, ce mouvement de la main vers son petit garçon qui bouscule un présentoir de lunettes, tout indique qu'elle participerait de cet univers, celui de Conflits d'été, c'est évident. Mais elle a poursuivi son chemin, son chapeau de paille dans une main et dans l'autre les doigts potelés et collants de sucre de son fils.

Au fil de la matinée, la foule est devenue compacte. La petite rue piétonne de cette ville balnéaire s'est resserrée et les passants ont été de plus en plus nombreux à butter contre la petite table pliante placée à l'entrée de la librairie. Non, il ne connaissait pas le prix des cartes postales, ni celui de l'ensemble seau-pelle-moule de château fort exposé près de lui. Non, il ne savait pas si la librairie vendait des timbres. Une personne âgée s'est arrêtée un instant pour regarder la couverture de son roman et lui a demandé s'il s'agissait de confits du Sud-Ouest ou non. Il a souri, il sourit tout le temps depuis ce matin, un sourire un peu figé, de plus en plus figé.

C'est son premier roman, un condensé insensé de rêves. Un premier roman ignoré par les éditeurs, aveugles,, obtus, imperméables à la beauté du mot, taraudés par la rentabilité. Mais il s'est passé d'eux et il sait qu'il a eu raison, pense t-il en caressant la couverture de son roman. Il est inscrit pour quatre manifestations estivales, une autre séance de dédicaces dans ce petit bistrot de bord de mer qui fait office de mini-librairie, une fête du livre dans un village un peu isolé qui organise en même temps sa tombola annuelle, un vide-grenier sur le parking du centre commercial et il doit participer à un café littéraire sponsorisé par une marque de bière. Un été riche en rencontres, il en est certain. Aujourd'hui, il n'a rien vendu mais c'est sa première fois, et il faut du temps, de la patience, de la persévérance. Il n'est pas pressé.

La chaleur devient verticale. Brutale. L'auvent de la librairie ne le protège plus et il n'ose pas mettre sa casquette. Un chapeau, oui, un chapeau de paille tressée, couleur sable ou franchement blanc. Un panama, c'est exactement ce qu'il lui faudrait. Il n'y a pas pensé et il s'éponge discrètement le front et la nuque en se penchant pour refaire ses lacets. Avant de reprendre son sourire d'auteur satisfait. C'est tout un métier.

Au bout de la rue piétonne, il lui semble entendre comme une rumeur. Un bruissement. Il se penche légèrement en avant pour tenter de distinguer, au travers de la foule, ce qui provoque ce souffle détonant du brouhaha habituel. Son torse frôle une pile de Conflits d'été et bouscule l'agencement savamment orchestré de son présentoir. Consciencieusement, il replace les exemplaires de son roman en pensant bien à mettre la couverture face aux passants, pour attirer leurs regards assoupis par l'été, et la chaleur. C'est son oeuvre, ce dessin. Il a voulu, en quelques coups de crayon, condenser la quintessence de son livre, parler du terroir, des amours interdites, des étranges superstitions de son ancien village, de l'odeur oubliée de la craie et de celle, éternelle, des tilleuls en fleurs. Ancien instituteur, il sait un peu dessiner, et cet ouvrage est sien, parfaitement, totalement, viscéralement. Son sourire s'élargit à cette pensée et il s'installe plus confortablement sur sa chaise pliante. Dans une heure tout au plus, il sera à l'ombre.

Le flot de passants semble diminuer. Peut-être fait-il trop chaud. La rumeur de tout à l'heure est devenue grondement. Mais le ciel est bleu, terriblement bleu, pas un seul nuage pour contrer un soleil qui semble faire onduler les toits de l'immeuble d'en face. Il ne vendra pas de livre, pas aujourd'hui. Il devrait ranger ses affaires et rentrer chez lui, au frais. S'il se décide maintenant, il pourra même éviter le regard ironique du libraire qui doit faire la sieste. La vendeuse n'osera pas se moquer. Elle doit somnoler derrière une pile de livres, bercée par le léger ronronnement de la climatisation. Mais chaque fois qu'un passant ralentit, il se dit que c'est maintenant, qu'il va poser un regard d'abord indifférent, puis intrigué sur son roman, qu'il va le prendre, admirer la couverture, le retourner, lire le résumé, puis engager une conversation qui deviendra vite pointue, passionnée. Et lorsqu'il repartira avec le roman, ce sera enfin le début. Ses amis, sa famille, ses collègues chercheront le livre, en parleront, guideront leurs connaissances vers ce roman estival si juste, qui sait si bien parler d'une époque où les moissons étaient encore une fête et où les chansons rythmaient les saisons. Mais le passant passe, pour laisser la place au suivant, qui lui aussi semble ralentir et s'approche tranquillement de la librairie pour contempler le présentoir de cartes postales.

Maintenant, il n'y a plus grand monde dans la rue et le grondement s'est mué en un vrombissement syncopé. Et puis, là-bas, tout au fond, il aperçoit comme un tressautement plus sombre qui vibre dans l'air saturé de chaleur. Il n'ose plus se pencher et ce n'est d'ailleurs pas la peine. La clameur approche et se précise. Un homme inquiet s'est arrêté près du stand de chapeaux et parle de foule, de bruit, d'irresponsables, de prospectus jetés n'importe où, et ils se disent écolos, oui, anti-nucléaires, c'est la même chose, ils arrivent, rangez vos chapeaux, d'ailleurs il n'y a plus de touristes, c'est malin, en cette saison, mais ils arrivent vraiment, ils marchent vite, ils sont nombreux, trop. La rue est maintenant déserte et lui ne sait plus quoi faire. Fasciné par cette rumeur qui monte comme une force autonome, par ce tourbillon de chants et de cris, cette masse compacte qui serpente entre les vieux immeubles assoupis, qui projette une énergie qui électrise les vitrines et tétanise les commerçants, fasciné par cet événement , totalement inattendu, insolite, d'une étrangeté qui le laisse pantois.

La foule n'est plus qu'à quelques mètres de lui et soudain il se sent vulnérable avec sa petite table pliante, ses piles de romans, son beau stylo et sa sacoche noire cachée à ses pieds. Il tente maladroitement de se lever, bouscule sa chaise qui se renverse, se demande où il a bien pu ranger le carton pour emballer ses livres, tourne la tête à droite et à gauche, s'affole, fait tomber le stylo plume qui va peut-être se casser, prend appui sur des romans qui tombent à terre, visualise enfin le carton sous la table et le tire brusquement vers lui. En relevant la tête, il aperçoit alors le cortège de manifestants qui s'éloigne en entonnant une nouvelle chanson. Stupéfait, comme miraculé, il est saisi de tremblements et se laisse lourdement retomber sur son siège. C'est alors qu'il découvre ce manifestant qui rejoint le cortège en pressant le pas, un livre sous le bras, un livre au titre prometteur, engagé, militant, peut-être prophétique. Conflits d'été.,

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