CONGO-LESE

Elsa Saint Hilaire

Matadi, le 3 juillet 1896,

Mon cher Franz, mon fier neveu,

Tu vois, je n’ai pas oublié ton anniversaire et depuis la disparition de Georg et d’Heinrich mon cœur saigne de ne pas être auprès de toi en ce jour béni pour te serrer dans mes bras. L’oubli n’est pas une valeur familiale, tu le sais mon cher Franz. Mais te voilà devenu un homme et au moment même où tu t’apprêtes à célébrer ta Bar Mitsva, de telles effusions sentimentales ne t’embarrasseraient-elles pas ? Ne me tiens pas grief de cet excès de tendresse qui vient d’un cœur usé par tant d’années passées aux confins de l’enfer. Je geins, faiblesse d’un vieil homme gagné par le spleen alors que tes treize ans devraient me transporter d’allégresse!

J’ai reçu lors du dernier accostage du vapeur le « Belgian Prince »,  une lettre de ta mère qui contenait un véritable trésor : trois daguerréotypes de tes sœurs Elli, Valli et Ottla. Si jeunes et déjà ourlées d’une telle féminité… Que vous me manquez tous ! Quand les Loewy et les Kafka se retrouveront-ils enfin pour déguster la merveille des merveilles, cette carpe verte que ta mère cuisinait avec tant d’amour derrière les murs ornés de sgraffites de votre maison, rue Celetnà ?

Allons bon ! Voilà que je pleurniche encore… Pourtant il me reste quelques raisons de me montrer plutôt optimiste. J’ai réussi, au prix de difficultés sans nombre, dont je t’épargnerai l’insipide énumération, à organiser une fête digne de nos plus délicates soirées praguoises lors de l’inauguration du poste de Thumba. J’y fus à l’honneur et l’on parle de moi pour le poste de directeur général des services commerciaux et même, je n’ose y croire, pour la médaille d’or de l’ordre du Lion royal ! « Vanitas vanitatum omnia vanitas » !


J’ai beau peser, soupeser inconvénients et avantages, je n’arrive pas à me décider. L’Europe me manque cruellement et je ne vois pas arriver le terme de la construction de la ligne de chemin de fer Matadi-Kinshasa.  La main-d’œuvre est tellement aléatoire… les indigènes tombent comme des mouches, emportés par la dysenterie, le paludisme, la variole, le béribéri, la jaunisse, la faim, l’épuisement, la consomption et les Swahilis ne nous fournissent de nouveaux esclaves qu’au compte-gouttes. Tant de morts pour un ridicule tramway bancal! Ces trafiquants musulmans qui cachent leurs épouses derrière des niqabs, nous devrions les repousser aux limites de l’Atlas. Au lieu de cela, nous leur confions des responsabilités au sein de l’EIC. Parfois je pense que nous sommes devenus fous et nombre de mes missions me répugnent. Entre les discours de Léopold et les basses œuvres des agents de l’administration, c’est l’incompréhension la plus totale.


Personne n’est à l’abri d’un revers du sort. Ton oncle moins que tout autre. Il me faut être prudent, ne pas ébruiter le supplice de la chicotte, mentir sur les agissements du lieutenant Fiefez qui fanfaronne et se vante de couper mains et têtes au moindre refus de coopération. Je dois taire surtout les millions gaspillés dans le domaine royal. Je pourrais te citer mille exemples au risque d’être frappé d’anathème mais ta mère te décrit dans ses missives d’humeur sombre et mélancolique. Alourdir ton jeune fardeau m’arracherait les entrailles.

Pour équilibrer la balance, je dois également te conter les beautés de ce pays. La brousse cache ses merveilles et il n’est guère moment plus extatique que de découvrir la canopée luxuriante, juché au sommet d’un Moabi, que de flâner la nuit tombée aux rayons hyalins de la pleine lune, sur les rives du Lac Bleu où se désaltèrent éléphants, buffles, hippopotames, singes, antilopes et gazelles. Les pulsations du soleil sont parfois rythmées par les battements du cœur… Tu es en âge de comprendre que ton oncle puisse céder aux attraits de l’ébène. Je n’échappe pas à la tyrannie de mes hormones et je défie quiconque de résister à la syncopée des tambours et aux déhanchements lascifs de l’Ekongo.  N’en parle pas à ta mère, notre douce Julie en prendrait ombrage. Je suis prêt à miser une tonne d’ivoire qu’elle préfère aux charmes de l’étreinte la culture des plantes exotiques, en particulier du guzmania dont elle me parle des pages entières dans ses lettres !

Dernière chose avant d’achever ce bref message. Il m’a été rapporté que Josef Konrad Korzeniowski prépare quelque texte relatant son séjour qui l’a conduit de Léopoldville à Stanley Falls. Je redoute un peu la chose car je le soupçonne de penchant socialiste. J’ai pourtant apprécié son Almayer’s Folly, publié l’an dernier et encensé par le Daily Chronicle. Konrad m’ayant gratifié d’un charmant envoi, je te presse de le contacter de ma part puisque, Julie le mentionne en de nombreuses occasions, le démon de l’écriture t’habite.


Mon cher Franz, pardonne mes épanchements décousus s’ils t’ont rendu triste, mais la vie est semblable à certains abricots, doux de chair et à l’amande amère.

Prends soin de toi, de te parents et de tes sœurs,

LeHitra'ot et Shalom!

Ton oncle qui t’aime,

Joseph Loewy

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