Conjonctivite

petisaintleu

Saloperies de grammaire, de conjugaison, de syntaxe, d'orthographe. Depuis des mois, j'ai les yeux rougis à force de relire mon tapuscrit, traquant la moindre erreur. La nuit, je cauchemarde sur les synonymes, sur le bon usage d'une minuscule qui serait d'une importance capitale et qui mettrait à mal l'ensemble de mon œuvre, sur le fait que je suis imparfait pour maîtriser toutes les subtilités et les règles vicieuses du français.

Je tremble à l'idée qu'un éditeur ne me menace d'une lettre de cachet si je refuse de me plier à son diktat et qu'il ne me jette aux oubliettes des scribouillards. Pour faire passer la pilule, je taille ma plume pour l'affûter et me mets à espérer qu'un suffixe habilement posé sera suffisant pour être le préambule d'une reconnaissance littéraire.

Et si ce n'était que cela ! L'angoisse cardinale, la somme de mes peurs, c'est celle de la page blanche. Je n'ai que quelques antécédents dans le domaine de l'écriture. En aucune manière, je ne pourrais me montrer affirmatif et me figurer sur un ton neutre que je n'ai jamais connu de passages à vide. À titre indicatif, mon passé s'est souvent composé au mode de l'incertitude.

Toutefois, pour rien au monde je ne souhaiterais changer de chapitre. Coucher des lignes sur le papier est devenu ma religion. Je vous l'affirme, c'est un impératif. Je vous l'accorde : ma vie est désormais ponctuée d'un monde parallèle, de paragraphes où je m'invente d'autres existences. C'en est parfois inquiétant. Je suis passé des « tu » et « toi » au « nous », tant les personnages engendrés font à présent partie intégrante de mon quotidien.

Écrire est un travail de galérien. Combien de fois n'ai-je sorti les rames pour faire rimer un bon mot avec l'idée qui me trottait en tête ? S'imaginer un héros ou un paysage est une chose ; en faire de la matière en est une autre. Car il est un point que je n'oublie pas : je me destine, pauvre fat, à être lu. Je me dois d'être le plus à même de conquérir le peuple de lecteurs tant espérés. Il me faut alors sortir ma calculette sémantique pour trouver le juste équilibre. Je me refuse à paraître pâle. Je crains que mon vocabulaire parfois fleuri, voire outrancier, n'occulte le fond de ma pensée.

Heureusement qu'un succube vient de temps à autre me rendre visite pour me réveiller de sa langue vulgaire. Il m'argote en verlan, me fouette de son patois, me susurre son baragouin pour décharger sa fontaine de charabia sur mes lèvres enfiévrées.

Il se fait quelquefois pluriel. J'en perds alors définitivement mon peu de latin, tant sa pratique est singulière. Le corpus de mon texte s'en trouve raidi d'une épithète des plus flatteuses d'où dégouline un champ lexical qui damnerait un académicien. Ma prose se fait plus tonique vers des figures de style que d'aucuns qualifieraient d'idiomatiques. Je décline des règles où la logique laisse place à des présomptions de subordination. Je découvre que l'analogie est bien plus profonde que je n'aie pu le supputer, et les questions de genres participent à rendre mon accent plus aigu. Les noms deviennent moins propres, mais je n'en ai que faire.

Je m'attache aux barbarismes et je me montre plus démonstratif, mettant entre parenthèses l'invariabilité de mon caractère que je qualifie de, entre guillemets, peu gothique. Je suis alors sujet à tous les archaïsmes, j'accepte tous les sens figurés et je deviens passif. Le coquin apostrophe mes terminaisons. Après un regard interrogatif, je capitule sans condition. Je me fais l'auxiliaire de son être qui, tel un trait d'union dans ma vie sans fautes, lui redonne de l'emphase. Mon vocabulaire se fait relatif, glissant vers des onomatopées. Je suis à l'article du paroxysme. Serait-ce donc cela, le paradigme perdu ?

Au petit matin, je me réveille, pénétré de l'étrange sensation que, durant la nuit, j'ai été visité par l'inspiration.

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