Conte d'Apéro
houalas
Conte d’Apéro
L’air charmeur caressait son domaine. Les parfums qu’il partageait s’offraient les délices ensoleillés des rares trouées d’une treille vénérable. D’imposantes touffes de thym, soudées aux reliefs tourmentés de quelques blocs de roche calcaire, libéraient en continu l’essence de leur esprit aromatique. Dans un angle à l’abri du vent, là où le soleil de midi déployait sa toute puissance, cinq ou six pieds d’origan empêtrés dans un buisson de sarriette, tout en libérant des nuages de fragrances, tentaient d’échapper aux bourrelets d’une vieille jarre ébréchée. En vain.
Sur l’ocre d’une solide table en fer forgé, s’éternisait un chapelet d’assiettes aux mille saveurs salées avec à ses côtés, dans une sorte de chaos merveilleux, un ensemble de bouteilles dépareillées et de verres multicolores.
Perdus dans le fond d’un seau transparent, deux cubes de glace se liquéfiaient lentement. Deux entités glacées plongées dans l’éphémère destin d’improbables histoires d’eaux.
Aux premiers temps de leur âge glaciaire, tout comme l’ensemble de l’espèce, ils furent gratifiés du don de divertir, séduire et rafraîchir. Aucun membre de la famille n’aurait osé envisager, ne serait-ce qu’un seul instant, que la cible à atteindre et à jamais programmée dans leur patrimoine moléculaire, puisse un jour se dérober à leur trajectoire.
Le premier ne s’en rendit pas compte tout de suite...
C’était le plus jeune des deux, le moins averti des dangers encourus par la précipitation. Mais c’était le plus beau, le plus joli glaçon de tous les freezers sur le marché du froid. Son corps était parfait, ses angles saillants, ses parois de verre parfaitement symétriques.
Démoulé en un tournemain, projeté hors du bac d’une simple pression, il se réceptionna au fond du seau sans une seule égratignure. Grande était sa classe, tragique fut sa fin. Lorsque la pince s’avança aux abords de la tour lumineuse, il fut le premier à se positionner. Rassemblant ce qu’il avait d’unique au plus profond de sa structure cristalline, puisant dans ce que les couches successives de roches volcaniques lui avaient légué de mieux, il contraignit son corps à se positionner dans ce minuscule mais intense rai de lumière qui lui donnerait un éclat sans pareil, lui insufflerait une étincelle de vie.
C’est sans surprise qu’il fut l’heureux élu et qu’il se retrouva immergé d’un trait dans un épais liquide rouge-noir sans possibilité de retour. Conscient de sa méprise et en dépit de l’hérésie d’un tel assemblage, il se laissa couler lentement dans la capiteuse profondeur du breuvage national portugais. De hoquets en soubresauts, il fit en peu de temps corps avec lui, donnant à la texture de la douce boisson, une fluidité que seuls quelques filaments translucides au travers de sa densité sirupeuse parvinrent à rendre moins noire.
Le second ne vit pas venir les événements de la même façon. Sans en avoir vraiment l’air et tout aussi étrange que cela pût paraître, il avait une certaine expérience de la chose. Depuis tout petit déjà, il savait où il finirait son existence et pour cela, il en frémissait de joie. A plusieurs reprises il avait échappé au sort qui le conduisait vers des destinations sans intérêt et fondamentalement opposées à ses aspirations minérales. Sa mission à lui était très claire. Il était fait pour le soleil, la clarté, les couleurs éclatantes, la joie de vivre. Mais jusqu’à ce jour, le Dieu des Amuse-Gueules et des Mises en bouche réunis ne lui avait pas été favorable. A chaque fois la catastrophe avait été évitée de justesse. S’il s’en était sorti, ce n’était que par la grâce d’un infaillible sens intuitif. Son seul et unique sens, certes, mais un sens supérieur et vital au commun des cubes givrés. Et c’est ainsi qu’il évita sans regret Whiskies, Martinis, Vodkas et autres boissons fortes. L’essentiel étant à chaque fois de se faire tout petit. Ce qui, pour un glaçon, est certainement la meilleure façon de se faire oublier.
Ce jour là, il sut que son heure était venue. Requinqué par un petit séjour dans le bac du congélateur, c’est un glaçon rayonnant de santé qui fut mis en compagnie d’une portée de ses semblables. Resté seul au fond de sa geôle de verre, il fut le témoin impuissant des malheurs et déboires de son pauvre et dernier compère. Son cœur de glace commençait à fondre en sanglots lorsqu’un souffle anisé vint raviver son enthousiasme. Au travers du verre ciselé la bouteille ressemblait à une sculpture moderne. Cependant, et malgré une déformation générale, le P., le A., le S., le T., le I., et le S. y resplendissaient comme s’il se fût agit d’un morceau de bravoure.
Il était tellement excité, que des perles de sueur coulèrent abondamment le long de ses faces cicatrisées par les multiples altérations dont il avait été l’objet lors de ses cures d’amaigrissement. Perdre de l’eau maintenant était suicidaire, mais il était le dernier à pouvoir troubler l’ordre établi du liquide à l’âme méridionale.
L’attente ne fut pas très longue. La pénurie de glaçons entraînant le besoin, on le prit délicatement entre les bras d’une pince d’argent, avec l’amour du joaillier devant les mille feux du diamant à sceller. Tout près d’atteindre sa destination finale, un embrun d’émotion l’envahit d’un seul coup. Le liquide était là dans son ingénue pureté, jaune clair, transparent, laissant miroiter son image déformée par les aléas d’une vie de dévotion. Les parfums vinrent tout à tour l’envelopper de leurs doux arômes. Et ce fut la voluptueuse réglisse, et encore l’insondable badiane, et toujours la discrète maniguette qui, dans un tourbillon d’effluves mordorées, l’enlacèrent si étroitement qu’il en fut intimement bouleversé. Pour couronner le tout, l’Anis roi reprit la maîtrise des senteurs et vint englober le tout de sa puissante exhalaison, surpassant de très loin ses éthérés associés, les reléguant aux confins des classements parfumés de seconde zone.
Fou de désir pour cet océan de senteurs, grisé par la puissance olfactive de ce bouquet champêtre, il se laissa tomber au beau milieu de l’élixir coloré... Ce fut alors que se produisit le miracle. D’un ambré limpide, il vira à l’orange, puis à l’opalescence d’un jaune laiteux. Flottant au gré des secousses imposées au liquide, son corps solide se liquéfia en moins de temps qu’il n’en faut pour le boire, mais son geste sacrificiel fut tout à l’avantage du pastis convoité.
Et soudain, portée par la magie d’une ambiance provençale, comme envahie d’une vague puissante dont la force dépassait l'exaltation, la terrasse, baignée d’un flot savoureux de stridulations énergiques, fut quelques instants durant sous le charme envoûtant d’une union fraternelle, d’une fusion pacifique.