Contre-courant

nyckie-alause

Hubert pagaie, depuis des heures lui semble-t-il. En réalité il est parti de Confluence depuis moins de quarante-cinq minutes mais le courant et un léger vent du nord sont contre lui. Les épaules douloureuses, les mains rougies par les caoutchoucs usés des pagaies. Les genoux de son pantalon de toile dégoulinent comme des éponges accumulant au fond du canoë de l'eau de vieille vaisselle. Par moment ses efforts se déploient d'une façon très automatique et durant ces instants, il ressent le bonheur d'être là, une plénitude telle que quand surgissent une douleur dans l'articulation de l'épaule gauche, un  bruit de moteur ou de sirène sur les quais, un tintamarre industriel, le plaisir du voyage s'évapore et il hésite un peu. Le bruit de l'eau sale qui goutte au bout de la rame égraine des secondes. La presque-île devient une île, la ville un archipel, le soleil pâle de ce printemps tardif brûle la peau fragile et blanche de notre aventurier de banlieue.

Il est assez frêle. Si on l'observe, comme je le fais, on comprend que c'est pour lui une « activité sportive ». Quand il est parti, sa motivation restait floue. Il avait dit aux copains qu'il en serait capable, cap de remonter jusqu'à l'île Barbe. Les nigauds s'étaient moqués, avaient dit c'est idiot, tu pourrais venir avec nous en voiture, on inviterait des filles et Jeannot achèterait de la bière. Ça, ce serait vraiment un bon dimanche. Donc Hubert n'est pas très grand, pas trop musclé, pas trop bronzé non plus et surtout assez peu aguerri. Il doit avoir vingt ans mais d'ici, il semble bien enfantin. Je le suis des yeux un moment puis je remonte sur mon vélo pour prendre un peu d'avance. 

Les copains d'Hubert, toujours eux, me précèdent de peu et quand je m'arrête à nouveau ils sont déjà perchés sur le parapet à boire de la bière et fumer des cigarettes. C'est grâce à eux que je connais le nom du rameur. 

— Hubert, c'est pas un dégonflé lui ! dit le garçon roux. Vous verrez les mecs que j'ai raison. Qui parie qu'il arrive sur l'île comme prévue avant la fin de l'après-midi ? Moi, je mets dix balles pour ça.

Les commentaires et les enjeux tournent vite à l'embrouille. Ça se bouscule de plus belle jusqu'à ce que chacun des cinq se soit décidé pour « atteinte de l'objectif » ou « forfait ». Les plus pessimistes, ils sont trois contre deux, disent qu'il n'ira pas plus loin que « l'aviron-club de Caluire » et que le mieux sera de s'y rendre pour le récupérer. 

Moi, je regarde la rivière et notre rameur, enfin le leur, qui a dirait-on pris de l'assurance. Ses rames plongent dans l'eau grise à un rythme plus régulier plus efficace. L'esquif glisse dans une trajectoire dessinée au cordeau. Quand passe un bateau à moteur Hubert ne frémit même pas dans les cahots de son sillage, il glisse il glisse. Il les a bien aperçus, qui ne verrait pas ces cinq braillards qui font des gestes et l'interpellent, mais son seul signe de reconnaissance à leur encontre est un petit hochement de tête. Sans ralentir il double le club de Caluire, sans une hésitation, sans s'en approcher ne serait-ce que de quelques mètres du rivage. 

J'hésite à repartir de suite, curieuse. Je traine un peu pour voir comment les trois perdants, ils ont déjà perdu leurs mises, vont retomber sur leurs pieds. Ça rigole et dispute à nouveau. Décidément, ces garçons au mode de communication plutôt bruyant, ne sont jamais à cours d'idée. 

— Il monte toujours mais moi je suis prêt à doubler ma mise sur « rive droite » ou « rive gauche »… Et moi je dis « droite ». 

Ce garçon roux semble être le mentor de cette fine équipe. C'est lui qui lance les paris, qui récupère les mises, qui ne laisse à aucun le choix de ne pas jouer. Une sorte de tyrannie librement consentie. 

Je reprends ma promenade qui au fil de l'après-midi et au fil de l'eau a trouvé son but, le chemin du Bas du Port. Heureusement que le quai Paul Sédaillan est bordé d'arbre car le vent et tombé et la chaleur de l'effort me colle à la peau. Je l'espère, ce pauvre Hubert sur son canoë doit avoir emporté à boire car depuis qu'il pagaie il doit avoir tellement soif. Ma gourde est encore fraîche et l'eau coule dans ma gorge comme une récompense. Si j'osais, je rattraperais les garçons pour parier que leur rameur ne dépassera pas la pointe de l'île, et ainsi je remporterais toutes les mises. Je suis à vélo je peux arriver avant eux. Je quitte le quai pour prendre le pont de l'île Barbe. L'équipe doit, remonter en voiture, s'arrêter aux feux rouges, se trouver coincée derrière un bus à impériale qui fait visiter la ville. Moi, en trois coups de pédale j'ai rejoint le chemin du Bas du Port, la pointe de l'îlot, j'ai accroché mon vélo avec un antivol, j'ai sorti mon sac du panier, et je m'installe sur les pierres que le soleil a réchauffée. En un tour de main mon sac est un coussin, l'eau dans sa gourde secouée clapote encore, le livre est ouvert à la page abandonnée la veille. La possibilité d'une île.

Depuis que je l'ai commencé, ce livre-là, je le consomme à petits pas. Mon objectif : ne pas dépasser quarante pages sans trouver un nouvel endroit où être.

Mes impératifs : n'adresser la parole à personne en premier pendant ma lecture, ne répondre que si l'on m'interroge sur ce que je lis…

Voilà pourquoi j'ai mis en évidence, la gourde de métal rouge, brillante, comme un phare, posée sur la jaquette du roman sans en cacher le titre. Le désir de l'eau et la possibilité de l'île. Je n'avais pas encore trouvé une place aussi parfaite. La lumière de la fin d'après-midi donne à ces lignes une teneur que jusqu'à présent je ne faisais que pressentir. Je me plonge dans les mots qui glissent dans les phrases comme de petits canoës remontant le courant. J'ai oublié ou feins d'oublier que justement Hubert est comme un mot qui selon le contexte trouvera une signification ou une autre. Je suis toute à la lecture, toute entière, captivée, oublieuse de l'entour, ignorante de la date et de l'heure jusqu'au… Jusqu'au raclement du plastique sur la berge de pierre. Jusqu'au hahanement du garçon qui, douloureux s'extrait de son embarcation. Jusqu'aux éclaboussures dont il me gratifie sans y prendre garde.  Aussi, sa première parole est juste un mot qui vient s'insérer, lapidaire, dans une phrase que je lis où il n'a pas sa place. Un grain de sable dans les rouages de la pensée « Excuses ». 

Plus haut on entend bien les garçons claquer les portières de la voiture, se chamaillant pour savoir si Hubert est parti à gauche ou à droite, polémiquant pour savoir si sur une île on doit dire rive droite ou rive gauche plutôt que Est et Ouest, appelant à tue-tête l'ami intrépide, « Hubert  Hubert ! ». Il n'a pas semblé les entendre et ne leur a pas répondu.

Après cette entrée en matière tout s'est déroulé comme prévu. Hubert m'a demandé le titre du livre et à boire. Cela m'a confortée dans l'idée que ce garçon est un novice. Ensuite il a dit « Moi aussi, j'ai lu ce livre… », et il a attendu qu'à mon tour je l'interroge. Le courant soulevait en rythme le canoë d'Hubert et la pagaie battait la mesure contre la coque.

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