Contre culture
Fabrice Lomon
Contre-culture
Je devais la rejoindre pour le dîner, ils seraient tous là, elle avec ses amis. Après, comme chaque semaine de toute la saison, c’était théâtre. Je m’ennuyais dur avec elle, mais finalement cela convenait pour combler un peu ma déprime chronique. Le milieu dans lequel elle évoluait, me pesait parfois comme le poids de l’enclume, mais je savais faire des efforts. J’avais pris sur moi, il fallait mettre un peu d’eau dans son vin pour que la vie ressemble à un bon film.
Je prenais systématiquement une douche pour me laver des journées lourdes qui m’étourdissaient la tête parfois, à m’en démolir les neurones. J’avais volontairement choisi ce putain de boulot, pour le bruit et les vibrations. Tous les autres, de toutes les nationalités- et le chantier comptait quatorze ethnies différentes- étaient mes potes. Les arabes me servaient le thé, les portugais le porto, les types de l’Est, la vodka, et les français, du chocolat. Moi, je me disais qu’il n’y avait pas de justice sur cette terre. Si tantôt, je relâchais l’effort, plus de chocolat, plus de thé, plus de … enfin, je ne relâchais pas l’effort. Nous étions sur un chantier important, un vaste truc, dont rien que les plans semblaient déjà un programme de titan. Je levais le nez, tandis que les types dégageaient à la pelle, la croûte de bitume que j’avais découpée.
En face, c’était les Editions Julliard avec les incessants allers et retours des coursiers, les secrétaires qui se refaisaient les yeux et celles qui regardaient à l’entour, avant d’entrer, remettant l’élastique de leur petite culotte sous leur pantalon. J’avais dû leur envoyer dix manuscrits en dix ans, dix refus, dix petites systoles en ouvrant le courrier, et disons-le, mon cœur, à l’usage, en avait pris un petit coup.
Les autres m’avaient rappelé au taf, juste quelques minutes de répit, ils avaient gueulé un peu contre moi, avec mon putain de marteau piqueur on n’entendait rien des sifflets qu’ils adressaient aux filles de Julliard. Mais enfin, le travail commande, comme dit ma vieille mère. L’humanité entière rêve de poser ses valises, de dire stop et de prendre de pots en terrasse, mais le travail commande, voilà tout.
Après la douche, je me suis parfumé de la tête au pied. J’ai choisi dans le dressing qu’elle avait jugé bon de me constituer, un costume qui fasse gauche progressiste, pour ne pas faire trop anachronique. Des chaussures de toiles légères, avec ça aux pieds, j’avais l’impression de toucher les nuages, en opposition avec mes pompes plombées de forçat. J’ai mis un disque de guitare classique, - j’ai profité de l’absence de Elle, car Elle trouvait que ça faisait trop culture de masse - après je me suis enfilé un sandwich avec des cornichons, puis je me suis dit qu’il fallait y aller. Elle allait encore pester contre moi, mon retard et surtout c’est dingue, enfin ! Que tu n’aies pas un “ moto“, entendez téléphone portable, et surtout, entendez Motorola, enfin quoi, c’est dingue, que tu ne sois pas joignable !
C’est dingue.
Avant de quitter le loft, j’ai pensé qu’il faudrait un jour, que je franchisse le pas, que j’entre chez Julliard avec mon marteau-piqueur sous le bras et que j’enfonce la porte de Betty Mialet -Directrice Littéraire - pour voir si elle existait vraiment.
Pour l’heure, j’allais les rejoindre et rien ne me semblait plus éloigné de la vie que les soirées en compagnie de Bernard, Ben, Marie-Christine, Mary, prononcer, Mééryy, pour ceux qui supportent David L. un con patenté heureux de vivre, il y a aussi la blonde pulpeuse, avec ses lèvres et ses cheveux d’ange ou presque, Nad, Nadège.
- Mais pourquoi, me dis-tu régulièrement que j’ai des cheveux d’ange ?
Elle a ri en jetant sa chevelure en arrière. Parfois, ils conduisent une fille à leur bras, ou bien un type, qui sort d’où, on ne sait, d’un film, d’un tournage, enfin d’un truc virtuel.
J’étais certain que Ben allait me faire une bise, et j’allais lui foutre mon poing sur la gueule ou lui empoigner se petite paire de couilles et lui faire imiter Farinelli. Quant à David, un mot de trop et c’était le Vésuve qui allait faire des siennes. Mais pourquoi, me direz-vous, pourquoi la vie me conduisait vers eux, eh bien parce qu’ils étaient mon seul point d’attache à Paris. Et puis Elle m’avait offert le gîte et le couvert et d’autres choses aussi, mais vous vous doutez bien.
Je suis entré dans le restaurant aux banquettes anciennes, une salle faite de box intimes, des gravures, un décor un peu suranné, chic. Elle a regardé sa montre en tapant dessus avec son index, ongle rouge et long. Ben s’est levé pour me faire une bise, je me suis assis, je ne me sentais pas très bien, j’ai cru que je venais d’attraper la pneumonie atypique. Ben arborait son plus beau sourire, David est arrivé avec une petite poulette au bras, qui ne devait pas peser plus de trente kilos, haltères comprises. Ils ont parlé des nouveaux trucs culturels, Ben Harper, Nicolas De Staël ; j’ai demandé si Ben Harper s’appelait aussi Bernard, ils ont souri, j’ai commandé une Leffe, elle a froncé un peu les sourcils, j’ai pensé que parfois, elle avait honte de moi.
Ben a enchainé en souriant:
- Mais, dis-moi David, tu ne nous présente pas ta nouvelle compagne, je veux dire ta compagne, excusez mon indélicatesse, chère petite.
Il parlait aux gens avec une sorte de condescendance quasi permanente et je lui aurais volontiers claqué une mandale.
- Jeannine, elle se prénomme Jeannine, fit cet imbécile de David.
- Hou lala ! c’est très, contre-culture, renchérit Ben.
Et la fille ne soufflait pas un mot, elle regardait Ben sans doute en pensant qu’il était bien le plus con des types de la place de Paris. Je continuais à savourer ma bière en écoutant les innombrables conneries que Ben débitait en un temps record.
- …. moi c’est comme ça voyez-vous, Jeannine, je ne sais pas, partout ça fait cet effet-là, je finis toujours par être le point central de la soirée, que voulez-vous…
- On peut considérer cela comme une forme indirecte d’héliotropisme fit Jeannine.
Je me suis dit que c’était foutu, Jeannine entrait dans ce foutu cercle parisien, la cooptation avait tellement joué en sa faveur, je n’en ferais jamais une alliée.
- On peut, fit-il, en réfléchissant, je dirais que l’on m’a doté d’une aura, quelque chose d’indéfinissable, et surtout d’inné, vous savez bien, l’inné, l’acquis, votre cursus en aura sans doute bénéficié, et à dire vrai...
Tout le monde était radieux et souriant, content d’être là, je devais être le seul à tirer une gueule de six pieds de longs.
- Et si on filait sur le Touquet tous ensembles ce week-end, ce serait innovant pour vous Jeannine, non !
- Une putain d’idée originale, fis-je.
- Ah oui ! tu trouves vraiment ?!
J’ai secoué la tête de dépit.
Elle m’a regardé, tout comme si elle préparait déjà les valises, autour ils prenaient tout au sérieux, et Ben l’héliotropiste, jubilait, j’ai pensé un instant qu’il jouissait.
- Alors, m’a-t-il fait, tu en es ?
- Comment ça, fis-je interrogateur et méfiant ?
- Eh bien, tu viens oui ou merde ?
- Je ne peux pas.
- Comment tu ne peux pas fit, elle ?
- Je ne peux pas, je vais à Montargis.
- A Montargiiiiiiiiiiiiiiiiis, ont-ils fait en cœur.
- Mais quoi faiiiiiiiiiiire !
- J’ai rendez-vous avec des collègues de chantier.
- Mais pourquoi faiiiiiiiiiiire ?
- Nous allons à un concert de Michèle Torr.
Et là, tous les regards se sont tournés vers moi, un silence lourd et long a fait le tour de mon corps comme un esprit malin, j’ai cru que la maladie se lisait sur mon visage.
- Oh génial !!! a fait l’héliotropiste, ça c’est de la contre-culture.
Le vendredi soir, Ahmed, Juan et Paolo sont passés me chercher, j’ai sauté dans leur vieux J7, et on a roulé.
- Tu te rends compte, dis, quand j’étais petit je rêvais déjà d’elle !
- De qui tu rêvais, Ahmed ?
- Mais de Michiile Torr, de qui veux-tu ?
- Ah ouais on se rend compte, hein les gars, on s’rend compte !
- Tiens c’est pour toi, m’a dit Juan en me tendant une enveloppe.
Monsieur,
Madame Betty Mialet vous remercie de lui avoir fait parvenir votre manuscrit que nous avons lu avec attention.
Malheureusement, vos nouvelles n’ont pas emporté l’adhésion de notre Comité de lecture ; nous ne pouvons donc en envisager la publication.
Avec tous nos regrets, nous vous prions de croire …
- C’est une lettre d’amour, a fait Ahmed ?
- Oui, c’est Michèle Torr, j’ai dit.
- Putain qu’il est con, a fait Ahmed en me montrant sa mâchoire en or.