« Crise existentielle. »

briseis


« Je crois qu'on avait fait l'amour ce soir-là. Quelque chose de beau, de sensuel, de parfait. Deux amoureux, la nuit, pendant que les enfants dorment ... Ce qu'ils ignorent ne peut pas leur faire de mal. Je n'avais pas dormi de la nuit. Je n'avais pas pu. Je l'avais regardé sombrer dans un sommeil délicieusement profond, après m'avoir serrée dans ses bras. Et puis ce que je voyais m'avait paru changé. Je me suis demandé tout plein de choses, je me suis posé des questions qui ne m'avaient jamais traversé l'esprit. Je ne savais pas trop pourquoi. Quelque chose n'était plus pareil. Toute la nuit, j'avais tourné en rond, perturbée. Je regardais Jules, endormi, bienheureux, et j'étais presque indifférente devant ce tableau digne de Michel-Ange. Je ne reconnaissais pas l'homme qui se trouvait sous mes yeux, ou du moins, je ne reconnaissais pas le sentiment étrange qui m'envahissait lorsque j'y pensais. A trois heures du matin, j'ai compris que je ne l'aimais pas. Ou plutôt, que je ne l'aimais plus. Lentement, mais surement, j'avais abandonné la passion dévorante qui m'avait consumée dès lors que nous nous étions rencontrés. Il ne restait plus que cette drôle de sorte d'amitié, ce lien de complicité qui nous liait toujours, certes, mais je ne comprenais pas comment c'était arrivé. J'étais bouleversée. J'ai pensé à ma vie, à tout ce que j'aurais aimé faire et que je n'ai pas fait. A tout ce que j'ai laissé et tout ce que j'ai pris. J'ai pensé à moi, et pour la première fois de ma vie j'ai décidé d'être égoïste. Je me suis aperçu, je me suis convaincue que je n'étais pas vraiment heureuse. Contente, peut-être, mais pas vraiment épanouie. A quatre heures du matin, j'ai pris la décision de partir. C'était peut-être un coup de tête, une idée saugrenue, mais sur l'instant, c'était devenu un besoin vital. Dans le plus grand silence, j'ai ouvert une valise, mis quelques vêtements dedans. J'ai ouvert la porte des filles, j'ai déposé un baiser sur leurs fronts, et j'ai refermé la porte. Mon estomac s'est noué. Je n'aimais peut-être plus leur père comme je l'avais aimé, mais l'amour d'une mère au cours des ans ne varie pas. Je regretterais surement d'être partie pendant la nuit ; c'était lâche, c'était méchant. Cela ne laissait à personne la possibilité de dire au revoir, de dire je t'aime, d'essayer de me retenir. Mais ce n'était pas de ma faute. Je n'avais pas choisi l'heure de cette révélation étrange. J'étais persuadée que je pouvais quitter la maison, prendre le premier bus et m'en aller quelque part, loin. Je ne voulais pas reprendre à zéro. Juste tout changer. Je me suis habillée chaudement. J'ai ouvert la porte, et je suis sortie. J'ai marché dans le froid, je n'ai pas laissé de lettre. Je ne savais pas ce que j'aurais pu dire. J'ai marché et j'ai traversé la ville pour m'abriter sous l'arrêt de bus le plus éloigné de la maison. C'était surement mieux comme ça. Je ne pourrais pas dormir alors, j'ai pensé.

J'ai pensé à Jules, bien sûr, et puis à moi, à nous, à notre histoire, nos deux gamines, notre mariage. Je me suis rappelée notre premier rendez-vous, lui, très élégant, en costume, un bouquet de fleur à la main, et beaucoup d'humour. Notre premier baiser, le lendemain, doux et sucré, passionné aussi. Je n'avais jamais ressenti quelque chose d'aussi fort pour qui que ce soit. C'était plus que de l'attirance, plus que du désir ou de l'affection. C'était incroyable. Et puis, notre première fois. Haute en couleurs, pour le moins qu'on puisse en dire. Dans un hôtel à Paris, après une rencontre fortuite, lui pour le boulot, moi pour le plaisir. On n'y avait pas cru, à cette bousculade dans le métro, lui qui avait passé des semaines à essayer de me rappeler, après le vol de mon téléphone portable. J'étais ravie. Lui aussi. On s'était baladé. On avait ri. On s'était aimé, on avait fait des promesses, on avait couché ensemble. Quelques mois plus tard on avait emménagé à Lyon, ensemble, sur un coup de tête. J'ai compris que ma vie avec lui s'était faite d'impulsions. Parce qu'un jour, dans la rue, en passant devant un barre il m'a dit : « Marions-nous ! ». Je l'avais regardé et puis j'ai répondu : « D'accord. » Deux mois plus tard, on s'était mariés. On était heureux. On s'embrassait dans la rue. Une autre fois, c'est moi qui ai dit : « Faisons un bébé ! », et il m'a déshabillée. J'ai trouvé que nous étions des parents formidables pour Noémie. Elle aussi je crois, puisqu'un jour elle a dit : « J'veux une p'tite sœur ! » alors, on la lui a faite. Héloïse est venue au monde deux ans et quatre mois après son aînée. Je trouvais ça parfait. On avait tous emménagé dans une jolie maison. Un coup de cœur, ou de tête, encore une fois. On avait tout construit. Notre idylle, notre famille, notre foyer.
A six heures dix, en voyant le soleil se lever, j'ai pris conscience de la connerie que je m'apprêtais à faire. J'ai compris que j'aimais Jules, Noémie, Héloïse, et notre jolie vie en banlieue. J'ai compris qu'on ne pouvait pas abandonner en une journée ce qu'on avait passé une vie à bâtir. Et j'ai refusé. Je pleurais, je pleurais parce que je me trouvais stupide, et injuste, et vraiment stupide. J'ai pris ma valise, j'ai traversé la rue et je me suis arrêtée acheter des croissants pour le petit-déjeuner. J'ai ouvert la porte, j'ai rangé la valise, j'ai déposé les croissants sur la table de la cuisine, et j'ai serré Jules dans mes bras. Il a rigolé et il m'a dit :

"Alors, encore une petite crise existentielle ?"                       »

  • Crise existentielle
    Ma Muse a voulu draguer
    Mon Ange Gardien

    (Haïku Astrovien, début du XXIe siècle)

    · Il y a presque 7 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

  • bien, sauf la chute.
    j'aime pas l'idée qu'elle achete des croissants en pleine crise existentielle (paradoxe)

    et j'aime pas la petite phrase, à la limite de la muflerie

    m'interroge aussi sur le gout du malheur soujacent, par l'equivalence faite entre bonheur et crise existentielle ("alors, heureuse?")

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Default user

    Hi Wen

    • En fait, le commentaire de Jules servait à montrer que ces "crises" sont aussi courtes que régulières, peut-être même inoffensives. Elle n'est pas malheureuse, au contraire. Elle est tellement bien dans sa vie qu'elle s'invente des problèmes, des tristesses, une lassitude ... Et puis ça part. C'est ce mécanisme là que j'ai voulu montrer.
      Je l'ai surement mal transcrit :)

      · Il y a environ 7 ans ·
       .(15)

      briseis

    • ah ok

      · Il y a environ 7 ans ·
      Default user

      Hi Wen

  • Formidable ! Tu continues d'écrire !

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Chc2ah2z

    nombredor75

    • Oui, mais je poste moins souvent ^^

      · Il y a environ 7 ans ·
       .(15)

      briseis

  • C'est aussi franc que bien écrit !

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    Aurélien Loste

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