DakhaBrakha à L'Alimentation Générale
Lena Da Da
Mes mains étaient froides, comme toujours. On me dit que c'est la froide Lena de la Sibérie qui coule dans mes veines, il se peut que ce soit ça, mon nom vient de là.
Je mets les mains sur mes paupières, souvent je me dis : « Qu'est ce que je fais là ? » C'est la question des temps modernes. Mais, une fois la question posée, il vaudrait mieux de s'enfuir, on ne veut pas savoir qu'il n'y a pas de réponse.
Pourquoi m'avoir donné ce nom? Je ne suis pas née en Sibérie. Un parent fou, rêveur, voulait à tout prix rejoindre la Lena à pieds … mais je m'égare, comme toujours, et mes mains sont toujours froides.
Les gens me bousculent de tous les côtés, il fait chaud, il n'y a pas beaucoup d'air dans la salle, j'appuie sur mes paupières et l'obscurité fait tourner la tête: Dans la petite salle de "L'Alimentation Générale", une petite foule resserrée dans les rangs de ceux qu'on appellerait « Qu'est ce qu'on fait là ? ». Public français, ukrainien, russe, quelques italiens encore plus égarés que nous transcendaient par les chants ethniques de la belle Ukraine. Un mélange de musiques traditionnelles, des sons venus des régions montagneuses, des mélodies rêvées, rencontrées dans d'autres recoins du monde, des échos entendus sur les routes sinueuses de notre vieux continent, des chansons éternelles, qu'aiment tant chanter les vieux. Cette musique sans fin, comme un bruit jeté dans le vide de la nuit, qui tombe dans le gouffre rocheux, nous laissant se sentir seul au monde, presque oublié par les cieux. Sur le fil entre la perdition et l'espoir. Nous n'avions que nos souvenirs; la brise qui pourrait décider de notre sort, celle qui caressait le blé dans nos champs, celle qui soufflait la vie à notre imagination. Les champs de blé, ciel bleu d'été, l'inexistence de l'horizon, tout était une peinture qu'un dieu peignait, tout était notre couverture, tout était l'oreiller.
L'Ukraine était là, souffrante, son cœur battait fort dans le corps de Paris. Paris toujours prêt à pleurer avec tout un chacun qui lui offre son cœur. Paris vaut bien une messe. Paris vaut toutes les messes. Un jour j'aimerais pleurer Paris, un jour j'aimerais fermer les yeux et sentir le manque de cette ville, qui offre tant de choses à ceux qui ont perdu, j'aimerais en parler "là-bas", j'aimerais me plaindre un jour que Paris me manque terriblement, j'aimerais atteindre l'horizon, et souffrir de l'autre côté.
Pendant le concert beaucoup avaient les yeux fermés, on s'envolait dans les souvenirs, les chevaux nous emportaient au loin, dans les pages de nos contes d'enfants, dans les petites maisons blanches, entourées des champs d'or, où il y a si longtemps on ignorait l'existence de Paris… oh les miséreux ! Moi aussi, j'entendais les chevaux, ils galopaient, sauvages, les rois du monde! Ils veulent soumettre la steppe, ils veulent vaincre l'horizon ! Leur unique raison d'être, la steppe; l'infinie, la mystérieuse, l'intrépide comme un cœur slave, il bat, il bat, de plus en plus fort, aux rythmes des cosaques, ces êtres génétiquement rebelles, aventureux, libres ! Ne vivant que pour atteindre le plus loin de leur bien aimée contrée, sifflant tous les vents du danger, du désespoir…
« DakhaBrakha » jouait ce soir la.
En plein désarroi, j'errai dans Paris, larmes du deuil, de l'injustice. Paris me consolait, comme toujours. Je l'ai toujours aimé. Pour ces moments de retrouvailles, pour les bonjours qu'il nous souffle de l'Est. Pour ces moments de solitude qu'il sait si bien partager. Paris ne parle pas ma langue, mais c'est encore mieux ainsi. Il veut toujours m'égayer, me changer les idées, sans rien demander, sans rien imposer, et puis quelques fois, avec tact, Paris me laisse seule avec mes souvenirs, mes images d'autres temps, les chants des champs qui m'ont bercé, les murmures des arbres qui ont éduqué ma subjectivité, les couleurs des cieux qui fascinaient mes nuits.
Je ne ressens plus mes mains froides, je vois la nuit noire, assise sur le toit de ma maison blanche. Les étoiles étincellent et se racontent quelque chose, on tente de les interroger, mais toute de suite après, on se jette du toit, on se hâte de dépasser le vent, on ne veut pas savoir qu'il n'y a pas de réponse, on court, on court vers l'infini de notre champs… pendant ce temps là, notre pauvre vielle mère chantait, nous guettant sur le seuil de la maison, désespérant de nous faire rentrer.
merci pour vos lectures
· Il y a plus de 10 ans ·Lena Da Da
Beaucoup d'émotion à la lecture.
· Il y a plus de 10 ans ·Merci.
Frédéric Clément