LE FEU À LA MONTAGNE
desmarais
Mes fausses Wayfarer vissées sur le nez, je lorgne en douce les fesses de Katia qui viennent tout juste de me dépasser. Elle roule du cul comme c'est plus permis et évidemment, ça fait mouche à tous les coups. Ça va faire deux heures qu'elle a pas décroché un seul mot et malgré le bruit absurde que font nos deux valises sur les pavés, je tente une approche : "Bon qu'est-ce qui y-a, Kat ? T'as l'air complètement éteinte, là !". Silence. Le temps semble comme suspendu. Même les cigales la bouclent pendant un instant. Elle hausse simplement les épaules et on se remet à marcher dans les rues de Manosque.
Dans le miroir de la salle de bain, je jette un coup d'œil sur ma trogne et me rend compte que le voyage l'a pas vraiment arrangée. "Aïe, mes cheveux sont en pétard, on dirait qu'ils sont en colère contre moi !". Katia me toise un instant puis redescend les yeux sur son téléphone en reniflant. Elle râle : "Pourquoi on s'est pas pris une chambre d'hôtel comme tout le monde plutôt que cet "Air-j'sais-pas-quoi", là ?". Son accent polonais reprend le dessus quand elle est de mauvais poil. Ça me fait sourire et ça l'exaspère encore plus. "Même pas de réseau dans ce bled paumé !". Là-dessus, elle s'éclipse sur la terrasse en grognant. Son enthousiasme fait plaisir à voir, elle en rayonnerait presque.
J'ai beau avoir passé une partie de mon adolescence ici, je reconnais pas un seul pékin dans les rues. Partout où j'regarde, rien que des visages sans nom. On s'arrête devant le café où je traînais souvent mes grolles quand j'étais môme. "Chez Léon" que ça s'appelait. Après les cours, on se retrouvait tous dans ce rade avec les copains et on restait des heures agglutinés autour du flipper. On jouait, on s'buvait des coups, on racontait des conneries et parfois on s'faisait engueuler par le patron parce qu'on cognait trop fort sur son flip'. C'est là que j'ai rencontré Manon la première fois. Depuis, le bar a été rebaptisé le "Café des Négociants". Ça m'fout le cafard pendant une seconde. Katia me demande si on entre, elle veut rencontrer des "gens du pays" comme elle dit. Je pousse la porte.
J'avais seize ans quand j'ai rencontré Manon. On s'est tout de suite plu, c'était comme une évidence. Jamais mon cœur n'avait battu aussi vite. J'avais simplement besoin d'être à ses côtés. En permanence. Et quand je pensais à elle, je voyais des milliards de couleurs se déployer devant mes yeux. Comme quand on fixe le soleil pendant un peu trop longtemps. C'était ça, Manon. Un petit soleil qui rayonnait tant qu'il m'en brûlait l'existence. J'ai écrit mes premières chansons pour elle.
En marchant dans la rue de mon ancien collège, un type m'agrippe l'épaule en s'exclamant "C'est pas vrai !". C'est Franck, un vieux pote du lycée. Il me demande ce que j'fabrique ici. "Je suis en vacances, vieux frère. Je fais le tour du proprio avec ma copine, Katia". Ils se font des courbettes pendant quelques secondes. "Et ben mon vieux ! Tu t'emmerdes pas, hein !" qu'il me fait. Là-dessus, Katia part fumer une cigarette sur un banc à l'ombre et nous observe de loin. On parle de tout, de rien. Sa femme et son gosse de deux ans. Ma rencontre avec Katia sur le tournage de mon clip. Ses factures et ses crédits à payer pour la maison. Mon appart' à Paris. Son boulot de couvreur. Ma carrière de musicien. Puis on en vient à parler de ce que sont devenus les potes du bahut. Je le cuisine l'air de rien sur Manon. "Manon ? Mais elle s'est tirée, vieux ! Y-a de ça deux ou trois ans avec un zigue qu'elle a rencontré j'sais plus trop comment". Je lui demande si c'était du sérieux. Il m'achève en me disant que Manon et son jules l'ont invité à leur mariage, à Aubagne. "T'as mis les voiles, mon pote. T'espérais quoi, qu'elle t'attende toute sa vie ?". Il existe certaines questions dont on ne voudrait jamais connaître la réponse.
Je rejoins Katia sur le banc et j'reste assis là, à fixer le soleil sans rien dire pendant une minute. Et ça me fait comme des espèces de flashs du passé. Des images qui se répètent, des visions qui résonnent dans ma tête. Je nous vois blottis l'un contre l'autre, étendus sur la colline du Mont d'Or. Je vois son visage endormi glissant lentement contre mon épaule. Je nous vois nous embrasser au milieu de la route quand le feu passe au vert. Je nous vois danser main dans la main au bal du 14 juillet, le monde s'effaçant peu à peu autour de nous. Je nous vois sur une plage de Vitrolles au printemps, le soleil baignant dans ses yeux devenus gris pour un instant. Je nous vois nous promettre le grand voyage, celui dont on ne reviendrait jamais. Et puis je vois ma mère, assise dans la cuisine. Elle m'annonce que mon père est parti. Elle m'annonce qu'on va partir nous aussi. Je me vois errer dans les rues en pleine nuit. Et le regard perdu dans l'horizon, mes yeux inondés de larmes, je la remarque. La montagne. Elle brûlait, dans le feu, jusqu'au creux des cieux.
À un moment, je me tourne vers Katia et lui glisse à l'oreille : "Viens. On s'en va".
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C'est super original comme idée, je veux dire pour le concours. Une vraie histoire, une vraie émotion, un tres beau langage! Bravo
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Ton style est prenant, agréable à la lecture. J'ai beaucoup aimé l'ambiance du texte où se mêle la nostalgie avec l'amour perdu.
· Il y a plus de 10 ans ·------
Merci, vieux ! J'apprécie :)
· Il y a plus de 10 ans ·desmarais