Dans l'ombre de Farks
chevalduvent
Le silence a ceci de terrifiant qu’il peut extraire l’âme d’un corps et la presser jusqu’à ce qu’elle s’évapore.
Quand la nuit vient, que lutter contre le sommeil relève d’une faculté qui m’est inconnue, à l’heure où les paupières deviennent écrans, où sont projetées les images floues qui composent les rêves, quand le rideau s’ouvre sur ce florilège d’hallucinations aux allures d’une bougie qui fond sous l’effet de la chaleur, je goûte à ce silence dans les profondeurs d’un cauchemar intrusif, liquide visqueux entre les rives de mon sommeil, qui se répète, et capture chacune de mes nuits. L’évènement se déroule sans cesse selon la même logique; aux petites heures du soir, vers dix-neuf heures trente, tandis que le rire excentrique de mon frère Jack encense la chaleur d’un repas familial qui a mijoté entre les mains de ma mère, que les cris de ma sœur Dena dont la bouche ne dévoile guère plus de deux dents cognent mes tympans, que les histoires de papa, conteur hors pair, captivent l’assemblée entre deux bouchées de purée, que la lumière artificielle du plafonnier trompe la pénombre d’une soirée d’hiver et reporte sur la fenêtre rendue opaque nos silhouettes avec la précision d’un miroir, j’entreprends de descendre à la cave pour dégoter une boisson fraîche, histoire de renouveler le cadavre d’une bouteille d’eau gazeuse qui fait peine à voir sur la table entre nous cinq. Les escaliers de béton qui mènent au sous-sol sont dangereux, la pente est raide et les marches étroites, l’occasion de sentir mon cœur cogner au rythme du zèle qui m’a poussé à me proposer pour cette tâche. Remonter les escaliers s’apparente alors à une course-poursuite imaginaire; j’éteins la lumière et grimpe dans le noir, frôlé par la sensation que quelqu’un va m’attraper. La peur de l’obscurité, sans doute. Les monstres. Ce genre de choses. C’est alors qu’au sortir de cet épisode tapissé d’adrénaline, à l’orée de mon Salut normalement représenté par ce filet de lumière sous la porte de la cuisine, au moment de retrouver l’espace de vie qui quelques secondes plus tôt s’alimentait de voix familières, tout s’éteint. La clarté s’est évanouie. Le bruit est devenu souvenir. J’entre et c’est le noir sidéral. Les rires ne sont plus qu’échos dans une dimension lointaine, les cris étouffés par les vapeurs acidulées du néant, les visages dérobés par l’opacité du lieu. J’actionne l’interrupteur. Il ne répond pas. Mon cœur ne cogne plus, se serre et devient volcan. Ca brule. Ca brule encore. Ils ont disparu. Le silence est religion. Quelqu’un va m’attraper. Un esprit. Une main. Peut-être celle de la mort, dans son gant de velours noir. J’ai peur. Le silence encore. J’ai peur du noir. Je me réveille alors.
Cette nuit-là, mes paupières s’ouvrirent sur le rouge exubérant du radio réveil qui affichait « 1h33 AM ». Je me levai ensuite pour me défaire d’un pyjama trempé par la sueur, vestige d’un début de nuit agité. Un leitmotiv. J’appliquai quelques gouttes d’eau froide sur mon visage et l’observai dans le miroir, une vieille manie. Je n’en vis qu’une ombre ponctuée de traits que je devinais dans l’obscurité dérangée par les lueurs insistantes de la lune. Dans les moindres détails, ces gestes se répétaient inlassablement chaque nuit. Celle-ci ne fit donc pas exception.
Jusqu’à que ce les gorges de l’enfer en décident autrement.
Tout a commencé par un cri. Puis plusieurs. Etouffés. Comme s’ils provenaient de l’intérieur de mon esprit.
A l’est d’Elise Town, dans la petite ville de Farks, les nuits respirent d’usage au rythme d’un enfant qui dort. Ma demeure, modeste, borde la rue perpendiculaire au pont des Armes qui vient mourir à la lisière d’un cimetière à l’abandon. L’entretien de la ville comme celui des tombes n’est plus une priorité, les caisses sont vides, les traditions s’envolent et la mémoire des anciens habitants du secteur se volatilise avec elles, à l’exception de celle de John Farks, dont la sépulture, intacte, surplombe largement par sa hauteur les pierres tombales avoisinantes.
Jamais je n’avais arpenté les rues de Farks dans leurs habits du soir, sans doute en raison de l’angoisse que génère l’obscurité ou que peut insinuer le vide pesant des quartiers sombres et déserts. Inutile donc de m’épancher sur la mesure de mes tremblements lorsque que guidé, possédé par ces cris, j’entrepris de traverser le pont en direction du cimetière, berceau des voix lugubres qui s’élevaient, de plus en plus nombreuses à mesure que j’approchais, m’appelant sans me nommer, agissant sur moi comme une force physique, contre laquelle je ne pouvais lutter. Qui peut défier la gravité ? Ou déjouer le mouvement circulaire d’un tourbillon ? Ces voix s’imposaient, allant jusqu’à confisquer mon libre arbitre. Je subissais leur attraction. J’étais en orbite.
Mes pas s’enchainèrent machinalement, honorant une ligne imaginaire qui semblait m’emmener là où la raison dormait depuis la nuit des temps. Accroché aux barrières bordant le pont sur sa longueur, le regard fixe, absent, j’avançai, magnétisé, soustrait au décor qui m’entourait. Une fois le portail du cimetière dépassé, les cris devinrent poignards et commencèrent à fracasser mon crâne avec élan. Alors que mes articulations grinçaient sous l’effet du mouvement dans le silence glacial de cette nuit de novembre, ma tête devenait le foyer d’un feu ardent et entrait violemment en éruption. La douleur m’avait empoigné. Etait-ce l’antichambre de la mort ? Pourquoi cette nuit ? Pourquoi moi ? J’étais alors à cent lieues de comprendre que si mort il y avait, elle ne gisait pas là, sous terre, parmi les cadavres. Je n’étais pas en train de la piétiner. J’avais, au contraire, la sensation que l’inverse était en train de se produire.
Les cris s’intensifièrent tandis que je m’enfonçais vers le centre du cimetière, en direction du tombeau de Farks, légèrement éclairé par les lueurs lointaines des réverbères du pont. Sur le tombeau, ces mots simples : « A la mémoire de John Farks, premier gouverneur ». Une phrase solennelle, imposant le respect d’un personnage considéré par tous pour son implication dans l’édification de la ville. Sans transition, les cris s’évanouirent. Peut-être étais-je au bon endroit. Ainsi les voix m’avaient-elles emmené là où elles désiraient que je sois. Dès lors, qu’attendaient-elles de moi ? Un craquement dans la nuit me fit détourner la tête quelques secondes. Certainement des pas foulant les allées. Je n’étais pas seul. Alors que mon regard se posa à nouveau sur la tombe de Farks, quelques instants plus tard, elle apparut, sous mes yeux, terrifiante, glaciale : l’Ombre. Affolé, je tournai sur moi-même, cherchant des yeux l’être de chair qui s’était interposé entre l’éclairage timide qui animait les lieux et le tombeau du premier gouverneur de la ville. Aucune trace d’homme. Pris de panique, je fis demi-tour et me dirigeai à toute vitesse vers la sortie, obnubilé par la faible clarté du pont, effrayé par les circonstances. C’est alors que je sentis une lame entailler ma nuque. La douleur ne se fit pas attendre, une poignée de secondes suffirent à embraser la blessure. Dans ma course effrénée, je tentai de déterminer la gravité de la lésion en posant la main sur la plaie. Le liquide chaud et consistant qui la recouvrit aussitôt révéla un diagnostique rapide : je saignais abondamment. Qu’importe. Je devais rejoindre le portail, quitter cet endroit, échapper à mon agresseur, cesser d’être sa proie. C’est là que m’est apparue au loin cette cabane qui semblait moisie par le temps et devait sans nul doute servir autrefois d’abri pour les outils des fossoyeurs ayant œuvré à l’entretien du cimetière. Mon ennemi étant armé, une pioche ou tout autre ustensile pourraient bien être utiles pour conserver ma tête sur mes épaules. Au sens propre bien entendu. J’étais sur le point de poser les pieds sur le seuil de cette petite bâtisse délabrée lorsque j’aperçus un filet de lumière sous la porte. Qui pouvait, à cette heure de la nuit, occuper une cabane désaffectée ? Cela ne pouvait pas être mon agresseur. Le chemin que j’avais emprunté n’était pas entrecoupé d’allées. Si l’homme qui me pourchassait était dans les environs, il devait se trouver derrière moi. Je n’eus pas l’opportunité d’hésiter à entrer car l’Ombre réapparut sur une des tombes qui encerclait la cabane. Elle allait encore frapper.
Des cris perçants s’échappèrent de la pièce. J’entrai. Je sentis mon cœur faire un bond : tous me dévisagèrent, puis firent silence. Autour de la table de bois, mon frère Jack affichait un sourire moqueur et habité que je ne lui connaissais pas, mon père un regard perçant, scintillant comme celui d’un félin, ma mère tenait dans ses mains un plat fumant dont elle s’apprêtait à servir le contenu à Dena, qui dévoilait une apparence inhabituelle. Ses longs cheveux blonds, gras et parsemés, laissant entrevoir un crâne écorché tombaient sur un visage gris anguleux. Ses doigts me désignèrent. Ils paraissaient étrangement longs. Tandis qu’elle fit mine de se lever vers moi, j’entendis la porte d’entrée pousser un bêlement dans mon dos. Je me retournai et aperçus l’Ombre qui s’était logée sur la gauche en entrant. Une pelle abîmée par le temps reposait sur le mur, derrière Jack. Je l’attrapai lorsque soudainement tout s’éteignit. Comme dans mon cauchemar. Un objet sur le sol contre lequel je butai me fit tomber, ma nuque rencontrant dans la chute ce qui devait être la clenche de la porte, ravivant ainsi le feu qui se consumait au cœur de ma plaie. La pelle m’ayant échappé, je tentai en vain de l’empoigner à l’aveugle, palpant le sol à toute vitesse. Une voix puissante, grave et venue d’ailleurs se fit alors entendre : « Entre tes mains la ville de Farks peu à peu s’évanouit, entre les miennes maintenant tu péris ». Sans nul doute, cette voix était celle de John Farks. Une voix chargée de reproche, accusatrice, meurtrière. Son timbre résonna si fort que le silence qui suivit fut terrifiant, si terrifiant qu’il me posséda sans transition, pénétrant mon esprit, s’emparant de mon âme, nuage de fumée consistante qui se dispersa au-dessus de moi, s’évinçant sous mon regard inhabité. Je sentis à peine la douleur de la pelle qui s’enfonça profondément dans ma poitrine.
Je m’appelle Howard Fill, je suis le vingt-sixième gouverneur de la petite ville de Farks, située à l’est d’Elise Town. Si, d’aventure, vous traversez le pont des Armes qui vient mourir à la lisière d’un cimetière à l’abandon, s’il vous prend l’envie de marcher entre les tombes des ancêtres de la ville, peut-être croiserez-vous mon ombre, avide de clarté, s’imprimant ça et là sur les sépultures de Peter, Jane, Dena et Jack Fill, emportés violemment par la Vieille Dame au manteau noir, dans des circonstances qui demeurent aussi troubles que la terre sous laquelle ils reposent.
hé bien pas près de mettre les pieds dans ce bled, par contre que leq mauvais gouverneur soient exécutés quoi de plus normal, bravo
· Il y a presque 12 ans ·franek