Danse

mamzelle-vivi

                                                                  Danse

Crrrrrrrr crrrrrrrrrrr crrrrrrrrrrrrrrrrrrrr

Le couvercle s’ouvre, soudaine liberté.

La musique peut commencer.

Sur son pied la danseuse se met à tourner.

Ding ding…The sky is blue, ding ding ding  and I think to my self ding what a wonderful….

Pang.

Le couvercle retombe, lourdement. Quelqu’un a refermé la boîte à musique.

La danseuse range ses pieds. Ses rêves aussi.

Une journée comme les autres, dans une maison du centre ville.

« Mamannnnnnnnnnnnnnnnnn….on peut emmener ma boîte qui fait de la musique ? »

C’est une fillette charmante, au nœud dans les cheveux de la même couleur que ses chaussures vernies.

La petite danseuse  de la boîte l’aime bien. Certes, ce n’est qu’une humaine, mais plutôt moins égoïste que la moyenne des bipèdes.

Sur sa seule jambe, dans le noir coffret, elle chantonne la seule chanson qu’elle sache jouer.

The sky is blue… mais la seule chose qu’elle ait pu voir au dessus de sa tête, c’est le plafond immaculé de la maison.

« Mammman euh, on peut ou pas ? » la fillette insiste.

« Il faudra demander à ton père, Chérie, c’est lui qui décidera. Mais tu sais que l’on a bien dit d’emmener le strict minimum »

La gamine regarde sa boîte en boudant. La danseuse qui est dedans n’est pas très jolie, mais quand on ouvre le coffre, il sort une si jolie mélodie. Cette boîte, c’est son trésor. De plus, maman l’a dit, ce coffret est  encore plus vieux que mamie.

Alors, c’est que ça doit dater de très très  longtemps, pense t’elle.

Dans la maison, les domestiques s’affairent. Tout doit être prêt pour le départ prévu dans deux jours.

La fillette regarde sa mère remballer les objets de valeur. Ses colliers en diamant, ses bagues, surtout. Le « strict minimum » de maman se dit elle en pouffant doucement.

Au fond de la boîte, la danseuse, elle, commence à comprendre ce qui se prépare. Elle entend les conversations des parents, quand la petite Chérie dort. C’est la mère qui se plaint en général.

«  Mais Georges,  tu ne crois pas que l’on peut attendre encore un jour de plus, histoire de se préparer au mieux, d’avertir nos amis sur le pourquoi de notre départ avant presque le reste de la planète ? ce n’est pas correct de partir comme ça, nous ne sommes pas n’importe qui tout de même. »

«  Je ne vais pas te le redire cent fois Catherine. En tant qu’ambassadeur du royaume confédéré d’Europe centrale, j’ai le devoir de partir parmi les premiers sur notre arche stellaire. L’implosion aura lieu dans cinq jours. Nous partons trois jours avant celle-ci, le reste de la population civile partira comme convenu la veille de la catastrophe. Il n’y a que quelques personnes de mon grade qui ont notre chance.  Considère cela comme un honneur dont je peux vous faire profiter. Alors, cesse tes caprices, ou je te laisse là avec la gosse. »

Au loin, dans sa boîte, la danseuse écoute attentivement les humains parler.

Alors, le monde est en sursis.

Personne ne le lui avait dit auparavant mais la danseuse le sentait dans son cœur mécanique.

Elle sentait le cœur de la terre qui se meurt.

C’est pour cela qu’ils fuient. C’est pour cela que tout le monde fuit.

Cela arrivera dans cinq jours précisément.

A treize heures cinq, fuseau horaire de Greenwich, la planète implosera.

Déraillement. Blanc. Néant général

Cinq jours encore pour profiter de sa terre natale.

Mais au fond d’une boîte, comment profiter du monde ? elle n’est pas idiote, elle sait bien que les histoires de bergère et de ramoneur en porcelaine s’évadant sur les toits sont des contes que l’on raconte aux enfants pour les faire dormir. Aucun  petit soldat de plomb ne la délivrera de son socle.

Elle ne mourra pas d’amour.

Elle mourra juste seule.

Un jour passe. Et déjà vient le soir.

Demain, au matin, ils seront partis. Et l’enfant avec eux.

Mais au moins ce soir encore, La petite fille ouvre à nouveau la boîte, et c’est une douce euphorie qui l’emporte. Pour le sourire émerveillé de son unique spectatrice,

Elle danse.

Une porte claque. Le père est rentré. La fillette, dans son empressement, ne referme pas la boite. La danseuse transformera ces rares instants où elle voit le monde en souvenirs émus. La musique de sa boite continue de se faire entendre.

« Papa ! »

Le père lui caresse les cheveux, avec un air plus tendre qu’à l’accoutumé.

« Dis à maman de venir tout de suite s’il te plaît »

La gamine s’exécute. La mère entre dans le vestibule.

« Oui Georges, que se passe t’il ? »

«  Nous partons cette nuit pour l’arche, un vaisseau de l’état nous attend déjà à la base »

La mère voudrait parler, dire que le départ n’est prévu que pour demain, qu’ils ne vont pas partir en pleine nuit, mais quelque chose se bloque dans sa gorge. Son ton a changé quand elle reprend la parole. Elle tremble.

« Georges, mon chéri, que se passe t’il réellement ? »

« Les scientifiques viennent de repérer un changement dans la structure de la bactérie. Elle est devenue plus résistante et avance bien plus rapidement malgré nos efforts. La date d’implosion a éte avancée. »

Doucement il continue de parler.

« Je crois que finalement, nous allons partir en même temps que tout le monde »

Puis, dans un souffle, la danseuse entend

«  La terre implosera demain, à l’aube. »

Le silence est assourdissant.

On entend un instant encore la musique de la boîte.

Déraillement.

Blanc.

La danseuse se remémore les mots de l’homme.  …Changement dans la structure de la Bactérie….plus résistante…date d’implosion avancée…demain à l’aube.

Dans sa mémoire, la danseuse cherche toutes les informations qu’elle possède sur le sujet. L’homme en parlait presque tous les jours.

La Bacterie. Les hommes l’avaient surnommé ainsi, sans trop savoir pourquoi. Comme un virus dans le corps d’un humain, elle s’était insinuée dans le cœur de la terre.

Pollution trop élevée ? dérèglement naturel ? mutation d’un composant organique ? Chaque pays, chaque scientifique avait proposé sa théorie.

Certains voyaient cela comme une punition divine et priaient pour leur pardon, d’autres, plus fatalistes, n’y voyaient que la résultante des erreurs humaines et n’espéraient aucun secours.

Mais c’était devenue une évidence : rien n’endiguait cette chose, quelle qu’elle soit. Au mieux pouvait on la ralentir afin d’évacuer le plus de monde possible.

 La Bactérie s’était manifestée il y a cent vingt-cinq pour la première fois. La technologie humaine, déjà bien avancée en matière de voyage spatial à l’époque,  à ce qu’on pouvait entendre, dépassait aujourd’hui toutes les espérances. Au fur et à mesure des générations, les Arches stellaires étaient nées.

Six Arches, pouvant contenir chacune deux milliards d’êtres humains. Six arches qui réunissaient toutes les conditions pour y vivre comme sur la planète originelle, ou presque.

On avait développé le système par téléportation et multiplié les points d’accès aux portes des Arches dans tout les endroits du monde, même reculés, afin d’être prêt le jour où il faudrait partir.

Et ce jour était arrivé, encore plus tôt que prévu.

Parallèlement des recherches poussées avaient permis de découvrir une planète aux conditions optimales pour une hypothétique réimplantation progressive des humains. Les arches avaient pour destination cette planète. Mais seules les générations futures auraient peut être un jour la chance d’atteindre cette nouvelle terre promise.

Le père de Chérie avait insisté sur cette complète incertitude quant à l’avenir des êtres humains. Tout tenait dans ce « peut-être ».

La danseuse n’avait pas pu retenir plus d’informations. Après tout elle, n’était qu’une machine.

Les domestiques sont rentrés. Eux aussi partent cette nuit. Les valises sont faites. Personne n’a refermé la boite qui ne donne plus de musique, faute d’être remontée. La danseuse, muette, assiste au naufrage du monde.

Mais elle n’est plus toute seule.

Le père et la mère ont pris Chérie dans leurs bras. Et Chérie serre fort le coffret dans ses mains.

« C’est vrai qu’elle est jolie ta boîte » a dit papa.

La danseuse ancre cet instant dans son cœur d’automate.

Aurait on pu dire que grâce à la fin d’un monde, des familles entières s’étaient ressoudées ? sans doute cela paraissait-il un peu illusoire, mais c’est l’impression qui régnait dans l’esprit de la danseuse. Devant ses yeux de porcelaine, des êtres s’aimaient, enfin, à nouveau.

La nuit règne.

En silence, les humains disent adieu à la terre qui les a vu naître et mourir. Certains pleurent, d’autres ont l’air de ne rien regretter ici-bas.

Par groupes, des milliards d’êtres quittent leurs pays, villages, maisons.

Ils emmènent quelques souvenirs de leur vie d’avant, un vélo, un parapluie, une guitare.

 Ils se dirigent tous vers les points d’accès, qui les mèneront aux Arches par téléportation.

Comme dans l’Arche mythique, le plus grand nombre d’espèces animales et végétales a été transférée dans les sous-sols de ces vaisseaux. Le moustique y côtoie l’autruche ou le phoque. Des plantations et des minerais de toutes sortes s’entassent de tout côtés. Mais peut on réellement recréer un monde dans des vaisseaux de métal ?

D’un bras Chérie s’accroche à son père, de l’autre, elle tient sa boîte. Ils sont sur la route des points d’accès, famille parmi d’autres. Arrachés à la va-vite de leur univers, le père se fiche bien désormais d’être un ambassadeur, la mère ne se soucie guère plus de ce que l’on pensera d’eux.

Ils errent.

Les points d’accès de leur zone d’habitation se dressent devant eux. La foule s’y presse.

Peu de gens parlent. On entend juste les gardes répondre aux rares questions.

« Non, madame, vous ne pouvez pas emmener votre commode. Le bulletin mondial tient informé chaque jour des modalités de réinstallation, tout le nécessaire vous sera fourni sur place….Oui monsieur, les détenus ont été transférés par des portes sécurisées….Oui, les numéros attribués vous permettront de retrouver vos proches… les zones sur l’arche correspondent aux zones d’habitation. Le personnel sera présent pour toute demande. »

Ainsi, l’accès à l’arche ne signifiait pas un accès à un monde meilleur, débarrassé des ses inégalités. Si des efforts avaient été consentis par chaque état, il y avait des fortes chances qu’au fil du temps, quartiers pauvres et riches verraient à nouveau le jour.

 Chérie regarde sa boîte à musique. Elle remonte la clef et soulève doucement le couvercle. La petite danseuse se sent soudain vivante et libre. Au dessus d’elle, le ciel bleu sombre est teinté d’étoiles. Elle n’en avait jusque là vu que sur le plafond de Chérie, vulgaires autocollants brillant vainement.

Alors c’est ainsi le ciel.

Chérie sent-elle l’énergie nouvelle qui semble se dégager du coffret ?

non, impossible, elle ne pourrait pas s’imaginer qu’une automate se voit ainsi dotée, soudain, d’une âme.

Pourtant, c’est bien à la poupée qu’elle s’adresse, pour la première fois.

« Bon, je te laisse ici petite danseuse. Tu vois le beau chêne là-bas ? je te mets en dessous, tu y seras bien pour le moment où… »

La fillette ravale un sanglot, en pensant au chêne, à l’oiseau qui niche dedans et aux souvenirs de sa première enfance.

Elle parle maintenant à la petite danseuse comme à sa plus précieuse amie.

« Non, il ne faut pas être triste. Je sais que ce sera bien, pour nous deux. Nous aurons une pensée l’une pour l’autre quand ça arrivera, et c’est comme ça qu’on se dira au revoir. Oui, on se dira un au revoir de toujours. »

La fillette se dirige décidée vers l’arbre. Elle pose la boîte, remonte à fond le mécanisme, et laissant le couvercle bien ouvert, s’enfuit sans se retourner.

La danseuse a l’impression d’avoir vécu pendant ces quelques minutes comme un être humain.

Au loin, les portes avalent les hommes. Bientôt, il n’y a plus personne aux points d’accès. Tous ceux qui ont choisi de survivre sont partis.

Blanc.

Néant.

La danseuse observe son arbre. Il y a des endroits plus inconfortables pour disparaître.

Elle est soudain attirée par une lueur douce puis aveuglante. C’est l’aube qui pointe.

Ainsi aura-t-elle connu tout ce qu’elle chérissait de connaître.

Sa musique est enfin en harmonie.

L’aube est là.

La danseuse se réjouit de ce moment entre lumière et  ténèbres. Elle sait que tout n’est que recommencement.

Elle offre au monde et à la fillette son testament, en  donnant  pleine puissance à sa mélodie universelle.

The sky is blue……

And I think to my self…

What a wonderful world.

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