De l'autre côté

Yeza Ahem

De la découverte, parfois remise à plus tard...

Il était là, tout au bout, ou plutôt au-delà de l'étagère, tombé entre le mur et l'acier des montants, bloqué et abandonné. Il m'a fallu dégager le terrain pour pouvoir me positionner, me contorsionner, faire levier sur le métal par endroits rouillé, pour enfin l'extirper.

Son apparence reflétait les années d'abandon et d'oppression : petites traces de rouille, vernis écaillé, intitulé effacé. Revenue vers plus de lumière, il semblait reprendre doucement vie entre mes mains qui l'inspectaient, le tournaient et retournaient. L'ouvrir, c'était dévoiler son intériorité. Le laisser fermer, c'était maintenir les possibles et les multiplier. Alors, je le posais sur le coin le plus reculé de mon bureau, petit recoin encore libre où j'allais bientôt l'ensevelir, le déplacer, l'oublier, jusqu'au jour du Rangement, le vrai, le méthodique, celui qui trie, qui classe, qui écarte et renvoie parfois. Prise dans mon élan, et sans plus de cérémonie, je l'alpague et l'ouvre machinalement.

Le papier a un peu craqué. Stupeur ? rhumatismes ? Joie ? C'est ce bruit qui m'a rappelé qui il était. Et il était là, ouvert. Des mots mécaniques y étaient alignés, bien rangés de chaque côté, comme deux petits pavés bien centrés et qui se faisaient face. Ce ne sont pas ces traces noires qui m'ont happées, mais celles, serrées, qui les annotaient et les enserraient. J'ai d'abord voulu les décrypter, puis ai cherché à remonter le temps, à découvrir l'histoire de ces lignes. Le texte original ? Une Etude sur les méthodes d'herbage dans le Haut-Poitou au temps de l'Ancien Régime et datant de 1937. Les commentaires ? Ceux d'un agronome sceptique et sarcastique quant aux jugements de l'étude. Sur la page de garde était inscrit le nom du premier propriétaire de ce livre, dans la même écriture insectoïde manuscrite tout au long des ajouts exégétiques, et une date : 1943.

Ironique témoin d'un homme qui avait préféré fuir dans les herbages du Haut-Poitou de l'Ancien Régime, ce drôle de livre avait été rattrapé par ce que des hommes vivaient alors : l'abandon, l'oppression puis l'oubli.

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