DE PROFUNDIS

Sylvie Palados

Signes : 14373

DE PROFUNDIS

Asseyez-vous confortablement. Je vais vous raconter une histoire étrange qui s'est passée il y a maintenant plus de quarante ans.

A cette époque, les gens étaient insouciants, indépendants, mais déjà hélas, l'individualisme se faisait sentir ; Bonjour, bonsoir, c'est tout ce qu'on commençait à se dire quand on rencontrait ses voisins. C'était déjà les prémices de votre époque où l'on ne s'occupe plus de son prochain.

Vous êtes bien installés ?

Voilà ce qui s'est passé cette nuit-là :

Vingt heures venaient de sonner. La voiture se gara devant la maison.

Derrière la fenêtre du salon le lourd rideau de velours s'agita. Aurélie sentit son sang se figer quand elle vit la voiture s'immobiliser dans l'allée.

Ça y est se dit-elle, il est rentré ! Ses mains se mirent à trembler, elle sentit une boule au creux de l'estomac. Elle courut jusqu'aux enfants. Ils regardaient la télévision dans le salon, le week-end démarrait si bien !

« votre père est rentré plus tôt que prévu, allez dans vos chambres, vite ! »

les enfants ne se le firent pas dire deux fois, ils se précipitèrent dans l'escalier avant que la porte d'entrée ne s'ouvre.

Il n'aurait jamais du être là ce soir, il avait dit qu'il rentrerait lundi soir ! Tout le week-end était fichu maintenant !

Elle transpirait à grosses gouttes, elle fit le tour du salon pour voir si tout était à sa place.

Mon Dieu, faites qu'il s'attarde un peu dehors, je n'ai pas rangé la cuisine !

Elle se précipita et se mit à ranger fébrilement les ustensiles sortis.

Que le Diable l'emporte pensa-t-elle en faisant tomber les ciseaux. Je ne veux plus le voir, je ne veux plus qu'il nous fasse souffrir !

Prier, quelle importance pensa-t-elle, qu'est-ce que cela changera à notre vie ?

Un sanglot étouffa son cri quand elle entendit le bruit sourd de la portière...

Leur amour avait pourtant si bien commencé. Ils étaient heureux tous les trois. Son mari s'absentait très régulièrement pour son travail alors elle avait trouvé normal de rester à la maison pour s'occuper de leur fille. Les années s'étaient écoulées ainsi jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte de leur fils.

Tout avait basculé au moment précis où elle lui annonça la venue du bébé. Tout d'abord il ne réagit pas, puis il entra dans une grande colère et lui dit d'aller se faire avorter.; Elle refusa car s'était leur enfant, celui de l'amour qu'elle lui portait !

C'était la première fois qu'elle s'opposait à lui et se fut la dernière. Il se mit à la frapper en lui disant que c'était le sort qu'il lui réservait si elle voulait conserver l'enfant. Elle se recroquevilla dans l'embrasure de la porte, roulée en boule pour contenir les coups et éviter qu'ils n'atteignent le bébé. Leur petite fille vint s'interposer en larmes, entre eux, suppliant son papa de laisser sa maman tranquille...

Un long cauchemar de plusieurs années alors commença !

Le silence se fit dans la rue. L'homme ouvrit la porte de la voiture pour en sortir et se figea.

C'était étrange ce silence, d'habitude il entendait les oiseaux, ou le bruit étouffé des télévisions des voisins mais il y avait longtemps qu'il n'avait sentit à ce point une peur irrépressible monter en lui. Cette peur qu'il pensait avoir perdu, celle de son enfance quand il était puni et qu'il passait ses nuits à la cave, cette peur l'envahissait de nouveau ! Elle se faufilait en lui, par tous les pores de la peau. Il sentait un frisson le parcourir comme une lame de rasoir. Qu'est-ce qu'il lui arrivait ?

C'était une nuit de décembre, sans lune. Une de ces rares nuits où seules les étoiles laissaient leurs pâles rayons illuminer la terre. Le froid était mordant, la température n'avait pas dépassé les trois degrés de toute la journée.

L'électricité était coupée dans toute la rue, la neige avait du faire disjoncter le transfo pensa-t-il.

Il était temps de sortir la valise et d'aller se mettre au chaud. L'homme sembla se secouer puis claqua la porte comme pour se rassurer. Le bruit fut pourtant étouffé, comme si quelque chose l'avait retenue.

Il se dirigea vers le coffre pour l'ouvrir puis se retourna comme piqué par quelque aiguille invisible. Il lui sembla que la température baissait encore, sûrement un peu de fatigue après cette longue journée se dit-il et il sentit de nouveau un long frisson le parcourir !

Une légère brise secoua son veston, puis les branches des arbres commencèrent à s'agiter comme sous de brusques rafales. Le vent s'amplifiait dans la rue, sa force augmentait au fur et à mesure qu'il s'approchait du coffre. Il avait du mal à se tenir droit tant les élans glacials étaient puissants.

Le vent semblait le gifler tout en tournant autour de lui comme une toupie.

Qu'est-ce qu'il se passait ?

Il lui semblait entendre des murmures comme des lamentations dans chacune des bourrasques qui le plaquait contre le coffre de sa voiture. Un froid mordant s'abattit sur lui comme une chape de glace soudaine !

Il le sentit s'infiltrer sous ses vêtements, caresser sa peau, parcourir tous les poils de son torse, entrer dans ses chaussures...

Qu'est-ce qu'il lui arrivait ?

Il ne pouvait pas crier, il ne pouvait pas bouger, le froid l'engourdissait irrémédiablement.

Il ne pouvait plus penser à rien, mais il se sentait bien, c'était étrange car le froid oppressant le réchauffait, il pouvait sentir sur sa peau comme autant de décharges électriques à chacun des assauts de ce tourbillon au doux murmure.

Quels étaient ces sons qu'il semblait entendre ?

Il était certain que c'était des mots prononcés avec douceur mais il n'arrivait pas à les saisir. Il sentit alors une odeur suave de roses qui épousait les assauts du vent puis soudain, une odeur de putréfaction faillit le faire vomir, quelle puanteur !

Puis il les vit, d'abord lointains, mais se rapprochant insidieusement, comme dans une dernière danse, deux étranges paires d'yeux !

Les bleus d'abord, grands magnifiques, emplis de tendresse, puis les rouges, énormes, surdimensionnés, puants la méchanceté.

Il sut alors ce qu'il adviendrait de lui et il se mit à hurler, du moins essaya-t-il ! ...

Toute la rue se mit en mouvement sous les ardeurs du vent.

Tout ce qui n'était pas accroché se balançait, se secouait : les décorations de noël, les volets, les portillons, les pots de fleurs, les poubelles !

L'ampleur du vent ne fit qu'augmenter de plus en plus fort, de plus en plus vite. Les bourrasques s'enflèrent en tempête, puis en ouragan.

Il lui semblait que le froid mordant le giflait, ses mains semblaient se tétaniser sous les rafales et il n'arrivait plus à protéger son visage. Il restait immobile collé contre sa voiture.

Non seulement les arbres, mais tout ce qui n'était pas accroché se tortillait allègrement comme dans un spectacle de mime.

Aucun bruit n'était perceptible, aucun choc ne résonnait, aucune branches ne s'entrechoquait, le silence était total !

Le vent en ouragan maintenant empêchait l'homme d'ouvrir son coffre. Il luttait pour se tenir debout. Un tourbillon laiteux le coucha sur la voiture, il se retourna comme pour échapper à une étreinte létale puis se raidit.

Le tourbillon grossit au point de le cacher entièrement. Il grandit, sa vitesse augmenta encore et il ressembla à une tornade.

Mais elle était étrange, blanche, entourée d'un halo luminescent, constituée de brouillard filandreux, épaisse par endroit au point de ne plus rien voir au travers, à d'autres, légère, aérienne, transparente, aussi belle qu'un voile de mariée.

On aurait presque dit un fantôme !

L'homme fut absorbé par la tornade blanchâtre, il y disparut comme happé !.

Quelle horreur pensa Marie !

C'est à ce moment là qu'elle entrepris d'ouvrir sa fenêtre.

Elle avait tout vu de la scène étrange qui se jouait devant ses yeux et décida d'aller voir si l'homme avait besoin d'aide.

Soudain sa fenêtre se referma avant qu'elle put la franchir. Impossible de la rouvrir elle semblait bloquée de l'extérieur.

Le vent semblait taper sur ses carreaux, bloquant l'ouverture par ses coups violents. Il lui sembla même discerner une main vaporeuse posée sur la vitre.

Elle poussa plus fort, alors elle sentit ses cheveux s'agiter sous l'effet d'une brise, une odeur putride emplit son nez puis fut remplacée presque immédiatement par une senteur de roses légères.

Le vent s'était invité chez elle, pénétrant par les ouvertures d'aération de la baie vitrée.

La brise se fit caressante sur son visage, jouant avec ses cheveux, puis s'infiltra sous ses vêtements leur donnant une impression de vie tant les mouvements étaient légers.

Alors elle entendit dans sa tête une musique cristalline, apaisante, légère ; Elle s'assit sur le sol, le dos contre la fenêtre et se laissa bercer ! C'était magnifique, reposant, superbe ! Cette mélopée semblait faite de mots entrelacés de notes de musique...

Quelle beauté, quelle douceur ! Jamais encore elle n'avait entendu quelque chose d'aussi beau, d'aussi aérien !

Que disaient les mots déjà... je ne sais plus !...

Elle sentit le vent faiblir et susurrer à ses oreilles, mais quoi...

Elle ne se rappela pas si elle s'était endormie, et combien de temps elle était restée ainsi, en tout cas elle fut sortie de sa torpeur par la sirène des pompiers.

Marie avait quinze ans.

Elle n'avait pas pour habitude de se laisser impressionner ; Pourtant en se relevant, un frisson la parcourut. Ses mains se glacèrent, elle sentit ses jambes flancher et se jeta sur la première chaise venue. Que lui était-il arrivé ?

Elle essaya de se rappeler ce qu'elle avait vu mais son cerveau semblait embrumé. Elle mit un certain temps à se remémorer la scène à laquelle elle avait assistée de sa fenêtre.

Qu'est ce qu'elle avait bien vu, n'était-ce pas le fruit de son imagination ?

Pourtant les pompiers et la police là dehors, lui disaient bien que quelque chose s'était passé sous ses yeux !

Elle s'enroula dans un plaid et décida de sortir voir ce qui était advenu à son voisin.

Aurélie ne pleurait pas.

Elle aurait presque envie de rire, son mari venait de mourir là, sur le pas de la porte.

Elle s'en accommodait très bien, les enfants pourraient enfin vivre comme tous les enfants de leur âge, il n'y aurait plus rien à cacher.

Elle sourit se rappelant qu'elle avait priée pour son salut, Qui l'avait entendue ?

Peut importait mais elle était heureuse.

Bien ou mal après tout, tant que des vies pouvaient être sauvées !

Elle haussa les épaules et eut alors une dernière pensée pour son mari et les seuls mots qu'elle prononça, retour d'une époque lointaine où elle allait à l'église furent : de profundis !

Elle se leva alors et monta à l'étage pour annoncer la nouvelle à ses enfants...

Cela ne faisait que deux ans que les parents de Marie étaient venus s'installer dans ce quartier calme. De jolies petites maisons s'étalaient à perte de vue encadrées par des terrains verts et une voie pour cyclistes.

Elle avait fait la connaissance des enfants du quartier, dont ceux de ce pauvre voisin. Il avait deux enfants, une fille de quatorze ans et un garçon de huit ans. Sa femme était très gentille, elle s'occupait exclusivement de la maison et de sa famille.

Lui était absent presque toutes les semaines avec son travail de commercial. Mais quand il était là plus personne ne sortait de la maison, les volets restaient fermés, pas un bruit ne s'entendait.

Quand elle interrogeait les enfants, ils restaient évasifs. Leur père avait besoin de repos quand il rentrait alors il dormait et tout le monde faisait comme lui.

Marie trouvait ça étrange mais elle en avait pris son parti.

Elle se dirigea vers la voiture de son voisin et fut arrêtée par un policier.

Elle lui indiqua avoir vu ce qui s'était passé et il l'emmena auprès du commissaire.

Les pompiers s'activaient autour de la voiture, une ambulance était garée à côté et un brancard se trouvait au milieu, le pauvre homme y était déjà enveloppé.

Le commissaire écouta son histoire sans la couper. Elle savait que cela semblait idiot de penser à une tornade en pleine ville et juste sur ce pauvre voisin mais c'est ce qu'elle avait vu !

Un homme vint parler à l'oreille du commissaire, sûrement le légiste pensa-t-elle et ils retournèrent voir le cadavre. L'homme ouvrit la housse puis ils la regardèrent étrangement.

Le commissaire lui fit signe d'avancer. Elle fit d'abord un pas en arrière, comment pouvait-ils croire qu'elle était en état de voir un mort !

Mais la curiosité fut plus forte, elle s'arma de tout le courage dont elle se sentait capable et alla voir ce qui semblait les laisser sans voix.

Alors elle découvrit le visage de la victime !

Ses yeux écarquillés montraient sa peur, on ne voyait plus que ses iris ouverts au maximum, les laissant croire que ses yeux n'étaient plus que deux fonds noirs sans fin !

Sa figure était torturée d'une grimace hideuse, toutes ses rides étaient visibles comme dessinées avec un crayon, jamais elle n'avait vu autant de creux sur un visage ; Il semblait avoir vieilli d'un coup, c'était d'autant plus visible que son teint maintenant gris, faisait ressembler sa peau à un vieux parchemin ; Sa bouche était tétanisée en un immense O, comme s'il avait essayé de hurler !

Ce qui était sûrement le plus surprenant c'était que son front était ceint d'une chevelure aussi blanche que de la neige ;

Elle se raidit, elle était certaine qu'il était brun encore tout à l'heure !

Elle regarda le commissaire sans comprendre pourquoi il avait voulu lui montrer cette vision d'horreur.

Alors ce dernier la prit par le bras, sans un mot, et l'emmena devant le rétroviseur de la voiture.

Elle se baissa et se figea : là dans la glace, elle vit son visage encadré d'une belle, d'une magnifique chevelure d'un blanc immaculé...

Alors elle se rappela la mélopée magnifique et les mots qui l'avaient fuis jusque là, la frappèrent avec force : de profundis...

Oui c'est ça qu'elle avait entendue dans sa tête se dit-elle, ces mots si tristes avaient eu une résonance si belle, si douce !

Sans savoir pourquoi elle se mit alors à pleurer en silence.

Voilà ce que j'avais à vous dire !

Pourquoi n'ai-je encore jamais raconté cette histoire ?

Peut-être parce qu'il m'a fallu tout ce temps pour la digérer, l'accepter !

Je sais maintenant qu'elle doit être entendue, racontée, rapportée à tous afin de vivre dans vos mémoires. Une histoire étrange qui doit rejoindre les autres légendes urbaines.

Comment je sais ce qui s'est passé dans la tête de chacun ?

Quand je me suis réveillée, je l'ai su, c'est tout !

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