Début du chemin (1)

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À l'origine, il n'était rien. Sigmond était informe et vide ; un bébé, ni plus, ni moins. Joshua, son père, avait rencontré Mathilde sur son lieu de travail. Tous deux timides, le seul point de rencontre possible pour ces êtres empruntés résidait ici. Incapables d'entamer la moindre conversation sans se sentir ridicules, ils se limitaient au bureau à effectuer des tâches administratives et répétitives. Ils étaient la candeur personnifiée.

On aurait pu effleurer ce qu'était leur vie après dix-huit heures. Pour cela, il eut suffi que leurs collègues leur prêtent un semblant d'attention. Mathilde était fille unique. À défaut du  portrait souriant de ses neveux, elle reportait son affection sur l'entretien quotidien d'un aloé vera et d'une sansevière posés avec une symétrie maniaque à chaque coin de sa table. Au dos des armoires antédiluviennes qui faisaient office de séparation pour un open space au rabais, Joshua avait scotché trois posters de Formule 1. Au centre trônait ce qu'il considérait comme une relique. Enchâssée dans un film plastique transparent, il ne se lassait pas de la photo de la Tyrell P34, un monoplace à six roues, dédicacée par Patrick Depailer. C'est son papa qui lui avait offert pour ses dix ans. Il l'avait dénichée dans une ces nombreuses brocantes qui animent les villages en automne. Deux ans plus tard, il disparut au volant de sa R16. Le seul défaut de ce brave homme fut de ne pouvoir refuser le dernier verre qui le conduisit à la mise en bière.

Les apéritifs ne se terminent pas toujours de façon tragique. Chaque année, la tradition des catherinettes était respectée. Bien que, comme aimait à le rappeler le chef de service, la date limite de catherinisation fut depuis longtemps dépassée, Mathilde se retrouvait l'espace d'une soirée sous le feu des quolibets sans qu'elle ne puisse vraiment y échapper. Candide comme elle l'était, elle ne pouvait refuser ce qu'elle prenait pour de la gentillesse. Et elle avouait sa gourmandise. Quoique potaches, ses acolytes savaient en cette occasion se montrer prévenants. Canapés d'œufs de lompe, petits fours et mignardises s'invitèrent au festin. Cette année-là, Joshua n'avait pas trouvé d'excuse valable pour s'éclipser. Il est vrai aussi que sa fin de mois s'annonçait délicate suite à l'achat d'un vélo d'appartement. Le Tour de France le passionnait mais le manque d'amitiés pour l'accompagner dans des virées cyclosportives l'avaient toujours freiné. Depuis plusieurs années, il conservait sur cassettes VHS toutes les étapes de la Grande Boucle. Il s'imaginait s'incruster dans le peloton voire à tenter des échappées dans les lacets de l'Alpe d'Huez. Profiter de la fête lui permettait d'économiser un repas pour s'acheter des barres énergétiques.

Les histoires d'amour commencent souvent sur des petits riens. C'est le mystère du hasard ou l'œuvre du destin qui défie les lois des statistiques et des probabilités. Dans le plat dédié aux pâtisseries restaient quelques survivances échappées à la voracité des pique-assiettes. Mathilde reluquait depuis de nombreuses minutes un macaron infiniment caramel de chez Pierre Hermé. Un miracle des papilles apporté par un employé qui aimait à se faire mousser, apportant régulièrement du Dom Pérignon d'un air sibyllin. Alors que Joshua s'apprêtait à mettre la main sur le petit gâteau par désœuvrement et pour se donner une contenance, il croisa le regard suppliant de la célibataire. Un ange passa quand les doigts s'effleurèrent, suivi d'un rougissement de conserve.

Deux ans plus tard, ils vivaient dans le F3 dont avait hérité Mathilde. Fort de ce rapprochement foncièrement intéressant sur le plan pécuniaire, ils osèrent le voyage de noces sur Paris. Suite à l'ascension de la Tour Eiffel, à l'exploration des catacombes et aux tourbillonnants French cancan du Lido naquit Sigmond. L'instinct parental ne se commande pas. Sans doute, ces deux cœurs laissés jusqu'ici aux marges de l'amour réclamèrent à reporter toute l'affection qui ne demandait qu'à jaillir. Il grandit ces premières années, surprotééé, résidence de l'Eden, rue Newton. Inquiets à transmettre des valeurs simples, ils mirent en garde leur fils devenu adolescent contre les fréquentations vipérines qu'il ne manquerait pas de rencontrer une fois franchi le seuil de ce havre où régnaient l'harmonie et l'innocence.

À seize ans, Sigmond fit la rencontre de Berthe au lycée. Tout aussi consciente de son influence que de son pouvoir à entraîner le jeune homme vers des chemins sans retour, mue d'une voix intérieure au vice apical, elle se mit en tête de lui faire croquer des plaisirs défendus. Habillé que de la nudité de son inconscience, il franchit niaisement, mais rapidement toutes les étapes qui le menèrent vers un déluge d'ennuis. L'alcool fit place aux paradis artificiels. À dix-huit ans, il connut sa première condamnation pour trafic de stupéfiants. Il ne retrouverait jamais plus les rives bénies de son enfance, là où son imaginaire le menait au pays d'Havila, le pays dans lequel on trouve de l'or d'excellence qualité, le bdellium et la pierre d'onyx.

Ses parents, remplis de désespoir, l'avaient prévenu. Le ciel s'assombrit. Sans le sou, il n'eut d'autre solution que de s'embarquer dans une galère. Avec ses compagnons d'infortune, il tenta de rester à flot. De drôles d'oiseaux qui ne voyaient au gré de leurs pérégrinations aucun espoir d'éclaircie. De cette alliance contre nature, rassemblée par la nécessité de survivre, des renégats qui n'osaient se regarder qu'avec méfiance, pâles figures, qui souvent avaient franchi les frontières de l'humanité en versant le sang, il fallut se morfondre bien des jours et des nuits. De temps à autre, un pigeon se dévouait pour sortir le bout de son nez de cette arche de désespérance. Il revenait toujours au bercail crevant de faim, faute de ne trouver un Eldorado. Jusqu'à ce que l'un d'eux revienne annoncer que le chemin était libre. Le Deus ex machina, la justice qui n'avait eu de cesse de les traquer, se détournait vers d'autres cieux considérés moins cléments pour le salut de l'équité humaine.

Aussitôt, il entreprit un périple. Parti de l'orient, il trouva une vallée et il choisit d'y habiter. Après avoir construit une bicoque faite de bric et de broc qui s'élevait au-dessus de celle-ci, assise sur un promontoire qui lui donnait un faux air de krak, il y accueillit tous les routards de la terre. Ils s'y retrouvaient pour y parler le même langage universel. Des beatnik qui ne tardèrent pas à attirer l'attention des autorités. On ne se méfie jamais assez des utopistes qui se rêvent de ne former qu'un seul peuple. Ils furent disséminés ce qui mit un terme à leur château en Espagne. La zizanie, propagée par les agents au service d'un État providence des bonnes mœurs, finit le travail de dispersion.

 

A suivre …

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