Déménager

nyckie-alause

— Je ne suis pas sûre de pouvoir t'aider. Moi, quand je range c'est plutôt … heu, par le vide, tu vois ? Mais si tu veux je peux m'acquitter de la collecte de cartons, paniers, caisses et cantines. Faire le portefaix, ça pourrait m'aller, si toi ça te va.


Louis hésitait au bout fil de son téléphone aussi portable que le mien. La ligne fixe ils ne l'avaient jamais branchée. Il demanda à Sophie « Et Manu s'il vient… ». C'était une question et je n'entendis pas la réponse de Sophie seulement un « Ok dimanche à huit heures, à la maison » prononcé d'une voix un peu rogue. Leur maison. Elle n'était pas ancienne, pas spécialement jolie, pas dans un quartier tranquille, mal isolée, mal exposée, moche aussi le bout de jardin, disons de terre molle et collante où une végétation maigre et pâle daignait survivre d'avril à octobre. Mais pourquoi ces deux-là montraient-ils tellement de réticences à la quitter ? C'est un mystère.

J'ai demandé des cartons, des paniers et tout ce qui pourrait contenir leurs affaires, à l'épicier du coin de la rue. Je lui ai même acheté un gros marqueur noir et indélébile et du ruban adhésif, et aussi deux rouleaux de sacs poubelle, il en a eu l'idée. Et deux kilos d'oranges pour la soif, l'idée aussi était de lui. Moi tout seul je n'y aurait pas pensé. J'ai programmé le réveil et l'alarme sur mon téléphone. J'ai aussi emprunté une salopette jaune à un ami qui m'a également fourni quelques sangles « on en a toujours besoin » et j'ai eu l'impression qu'il parlait d'expérience. Le jour où moi je ferais appel à mon meilleur ami pour déménager d'ici, je crois que la veille du déménagement je ferais une fête, avec de la bière et du vin, une pendaison de crémaillère mais à l'envers, un truc qui laisserait des souvenirs pour plus tard et dont aura envie de reparler.

Le réveil m'a jeté du lit et je suis envahi par un sentiment d'urgence qui si je réfléchis n'a pas lieu d'être. Salopette et bonnes chaussures, une vieille veste, un foulard pour la sueur, pour le cas où, mais le ciel est d'un gris plombé et les essuie-glace et le chauffage à fond ne suffisent pas à chasser l'humidité de la camionnette. Quand je me gare devant chez eux les fenêtres sont noires et la vilaine bâtisse semble déjà abandonnée. Comme s'ils étaient partis sans m'attendre. Je sonne et Sophie vient ouvrir. Elle ne dit pas un mot, ses yeux sont rouges comme si elle n'avait pas dormi. Arrivée en haut de l'escalier elle me fait entrer dans la cuisine et dit « Je n'ai pas dormi » avant de disparaître. Louis arrive en caleçon, dit « on n'a pas dormi, mais dans quelques minutes… ». 

— Tout va bien. En vous attendant je monte les cartons et je commence. 

Il fait froid, Louis oscille d'un pied sur l'autre comme un ours et dit Ok avant de tourner les talons et s'enfermer dans la chambre avec Sophie.


Je fais au moins quatre voyages de cartons et cageots d'orange vides, j'en encombre le salon. Je prends conscience qu'ils n'ont rien commencé, même pas quelques piles de livres, ou de vaisselle sur la table. Rien. Il me semble que si c'était moi tous serait prêt ou presque, mais rien, rien du tout. C'est à se demander s'ils vont vraiment partir aujourd'hui…

Tant pis, je n'attends plus. J'ouvre le premier tiroir de la cuisine, et là c'est la confusion : dans ce premier tiroir il n'y a pas moins de quatorze couteaux-économe, six louches, sept couteaux à pain, neuf tire-bouchons, un nombre indéterminé de piques à brochettes et des boîtes d'allumettes rapportées de voyages, neuves, colorées ou grisâtres. Ce dernier détail me semble ridicule pour une plaque de cuisson à induction les allumettes ne sont pas indispensables. C'est le moment que choisit Sophie pour entrer dans la cuisine. 

— Tu choisis d'emporter quoi de ce tiroir, pas tout quand même ?

Elle hésite, ne sais ou n'ose pas répondre, elle appelle Louis « Viens vite ! Manu veut jeter nos affaires ! ». Je sens bien le malaise quand Louis dit en appuyant bien sur le premier mot « TES affaires ! ». 

Alors la catastrophe se dessine quand j'ouvre le second tiroir après avoir refermé le premier. Il contient des râpes et des planches… en nombre. Je le repousse pour tirer le troisième qui coince un peu, qui s'entrebâille, où j'aperçois de piles de nappes, torchons, sets de table, napperons, pour une famille nombreuse sur plusieurs générations. 

— On va laisser Sophie faire le tri et remplir les cartons, me dit-il. Nous, on va s'occuper du salon… Ok Sof' ?

Elle est statufiée au milieu de la pièce. Les tiroirs se sont refermés. Moi je n'en ai ouvert que trois mais il en reste encore neuf dont je préfère que le contenu me reste inconnu. Chez moi, c'est sûr que je vis seul, mais dans ma cuisine j'ai tout ce qu'il me faut et pour la vider je pense que deux caisses d'oranges pourront me suffire… En sortant de la pièce Louis referme la porte et m'entraîne vers le salon « c'est difficile pour elle de se séparer… ».

— Vous vous séparez ? C'est pour ça le déménagement ?

— Non. On part ensemble mais laisser derrière soi des objets ou des gens pour elle c'est pareil, un arrachement…

Pendant qu'il explique Sophie et ses déchirements j'ai presque vidée la bibliothèque, rempli une dizaine de cartons et lui il continue et parle, parle parle. 

— Quand elle était enfant sa maison a brûlé me dit-il pour conclure.

Enfin, j'ai l'impression qu'il va s'y mettre. Il sort la boîte à outils, les tournevis et démonte les étagères. 

— Tu sais, si c'était moi, de tous ces livres je ne garderais que les meilleurs. On va les descendre, en remplir le fond de la camionnette, et en arrivant à ta nouvelle adresse le problème se produira à nouveau.

— Quel problème ? Il n'y en a pas, ce ne sont que des bouquins.

— Et donc tu as décidé de te contenter de ceux-là, de n'en plus acheter ? Tu vois bien que cette bibliothèque n'est qu'un tas de planches qui ne supporteront pas un nouveau démontage, que ces livres, tu les as lus mais les reliras-tu ?

— Heu… C'est pas faux… Mais Sophie n'est pas prête.

Pendant au moins deux heures nous avons fait des cartons, écrit sur chacun la composition de son contenu, démonté des meubles, des luminaires, jusqu'à être à court de contenant. On a charrié tout ça jusqu'à la voiture. J'ai fait preuve d'une ingéniosité dont je ne me savais pas capable. J'ai même dû nouer le foulard autour de mon front pour que la sueur ne me coule pas dans les yeux. On a fait des aller et des retour, dans les escaliers et enfin la camionnette était pleine. 

On est remonté dans la maison pour dire à Sophie que nous allions faire le premier voyage. Louis à ouvert la porte de la cuisine, Sophie  a dit « d'accord Louis ». Je l'ai aperçu et j'ai eu l'impression qu'elle n'avait pas bougé d'un pouce.

Dans la nouvelle maison qui est quand même bien plus jolie, avec un lilas dans le jardin de devant et un pommier dans celui de derrière, nous avons entreposé les cartons dans le garage. Puis on est retourné dans la maison moche pour vider la chambre. On a fait un nouveau voyage. On a mangé une ou deux oranges dans la voiture. Après on s'est cassé le dos pour la machine à laver, le congélateur, la tondeuse, la machine à coudre, les six cantines bleues cadenassées qui étaient stockées à la cave. 

Quand nous sommes revenus, Sophie était dans la cuisine. J'aurais bien mangé une pizza ou quelque chose de roboratif. Mais comme il restait des oranges j'en ai mangé une et j'ai dit « je vais y aller ». Louis m'a remercié, chaleureusement remercié. Il m'a serré contre lui et j'ai dit « A bientôt Sophie » un peu fort pour qu'elle m'entende. Elle n'a pas répondu et je n'ai pas osé ouvrir la porte de la cuisine. Dans l'habitacle de ma voiture j'ai vu les deux rouleaux de sacs poubelle alors je suis remonté dans la maison presque vide et je les ai posés devant la porte, sans rien dire. Je crois avoir entendu chuchoter, derrière la porte de la cuisine, je crois.


  • le mieux, organiser un vide-maison...

    · Il y a plus de 2 ans ·
    Tulip  avr  21  03

    rechab

  • Faire le tri, pas toujours simple !

    · Il y a environ 4 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

  • ça me rappelle de bien vieux souvenirs ... un déménagement à faire et pas un carton de prévu ... juste des sacs poubelle effectivement ..

    · Il y a environ 4 ans ·
    Photo

    Susanne Derève

    • et qui doit ranger tous les bouquins en colonnes, suite au déménagement ?

      · Il y a plus de 2 ans ·
      Tulip  avr  21  03

      rechab

  • C'est un arrache-cœur pour Sophie… Les objets sont investis affectivement ou symboliquement et ils s'accrochent à nous. Mais parfois, lorsqu'on arrive à les désinvestir, ou quand on a un coup de grisou dans la tête, on parvient à tout lâcher, redonnant du coup aux objets ce qu'ils sont réellement : des matériaux assemblés.

    · Il y a environ 4 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Merci Sy Lou pour tes lectures…

      · Il y a environ 4 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

  • moi aussi j'ai du mal... je donne mais.... durdur...

    · Il y a environ 4 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

    • Et moi ne rêve que d'une chose, que mon compagnon me laisse me débarrasser de ce qui ne sert plus…

      · Il y a environ 4 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

    • tu sors tout...

      · Il y a environ 4 ans ·
      One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

      vividecateri

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