Dépendance amicale
Jeff Legrand (Djeff)
La première fois que je l'ai vu, c'était à mon retour des vacances d'été deux mille trois. Je l'avais tout de suite remarqué, il était nouveau et semblait perdu, intimidé. Il devait avoir une cinquantaine d'année et vagabondait dans les rayons, un carton sous le bras, maladroit lorsqu'il rangeait les produits. Je me souviens bien de cette période de ma vie, le début de mon indépendance. Installée dans mon premier appartement, dans le quartier de mon enfance du huitième à Lyon, la fac d'infirmière et les petits boulots rythmaient mon quotidien.
J'avais mes habitudes dans cette supérette que je fréquentais depuis l'âge de six ans. Roger, le patron historique, m'accueillait d'ailleurs toujours comme si nous étions treize ans plus tôt.
"Comment elle va la princesse aujourd'hui ? me demande-t-il alors que j'arrive à la caisse.
— Super Roger, et vous ?
— Oh, vous savez, les temps sont durs pour les petits commerces... Mais que voulez-vous, le plaisir d'avoir des clientes comme vous me pousse à continuer.
— Nous avons de la chance de vous avoir Monsieur Roger, j'espère vous voir encore longtemps !"
Il me répond par un sourire gêné. Je fais le tour de la caisse pour l'embrasser puis rentre chez moi. Dans une grande ville comme Lyon, ce genre de lieu est vital pour la vie de quartier. Et Roger est un travailleur social, il n'hésite jamais à embaucher des personnes en difficulté ou à rendre service aux jeunes du quartier. J'ai travaillé avec lui durant certaines vacances scolaires.
Le lendemain, alors que je pars à la fac, je remarque l'homme de la veille, assit sur le banc devant l'épicerie. Il fume une cigarette, les yeux dans le vague.
"Bonjour ! dis-je dans un grand sourire.
Il se redresse et pose le regard sur moi, étonné.
— 'jour. On s'connait ?
— Non mais je sais que vous travaillez pour Roger, je vous ai vu hier. Et les amis de Roger sont les miens !
— Ah... Ok. Bonne journée mademoiselle, dit-il dans un demi-sourire.
— Merci, vous aussi. A la prochaine."
Je ne sais pas pourquoi je lui ai adressé la parole. Peut-être parce qu'il semblait triste et que je n'aime pas ça. Peut-être juste parce qu'il m'inspirait de la sympathie, sans que je puisse l'expliquer.
Les jours suivants, nous avons commencé à échanger quelques banalités lorsque l'on se croisait, le plus souvent lors de ses pauses nicotinisées. Petit à petit, nous avions commencé à nous raconter nos vies. Enfin, surtout moi. Michel ne parlait pas beaucoup et se livrait encore moins. Puis un jour, je ne le vis pas. Ni le matin, ni le soir à mon retour. Je ne m'étais pas inquiétée outre mesure, juste étonnée que la routine que nous avions installée soit interrompue. Le lendemain, à mon retour de la fac, il n'est toujours pas là. Je prends de quoi me préparer mon repas du soir et en profite pour demander des nouvelles.
"Oh vous savez princesse, Michel est un bon gars, mais il a des soucis.
— Mince, de quel genre ? Nous ne pouvons pas l'aider ?
— Je l'ai pris ici pour ça, pour lui occuper la tête. Mais il a replongé quand même...
— Vous m'inquiétez monsieur Roger...
— Vous êtes mignonne princesse. Ne vous tracassez pas trop, il devrait être de retour dans un jour ou deux. Je lui passerai le bonjour de votre part.
— Oui, s'il vous plait, merci. Au-revoir Monsieur Roger, à demain."
Je comprends mieux pourquoi il ne parlait pas beaucoup. Ce genre de silence cache souvent des histoires dont on n'est pas fier ou qui nous font honte. Mais quels que soient ses problèmes, j'étais bien décidée à lui apporter mon aide. Enfin, s'il l'acceptait.
Trois jours plus tard, je l'aperçois au loin, assis sur le banc. Lorsqu'il me voit, il jette son mégot, l'écrase et rentre dans la supérette. Charmantes retrouvailles. Mais je n'ai pas l'intention de me démonter. Je lui emboite le pas, bien décidée à prendre des nouvelles.
"Ben alors Michel, tu te caches ?
— Nan... Mais j'ai du boulot.
— Tu vas bien ?
— Ouais. Je... j'étais malade.
— Ah. Rien de grave j'espère. Je me suis fais du souci de ne pas te voir.
— Tu es gentille. Mais t'inquiète pas, ça va beaucoup mieux.
— Super. Bon, je vais être en retard à la fac, on papotera ce soir si tu as le temps. Bonne journée !"
Comme je m'y attendais, il n'était pas décidé à me parler. En même temps, ni le lieu ni le moment ne s'y prêtaient. Il semblait en forme, même si ses cernes démontraient une fatigue appuyée. J'y avais beaucoup pensé depuis ma conversation avec Roger, et il me semblait évident que Michel souffrait d'une addiction. Et sa souffrance silencieuse me touchait. Mon empathie me joue parfois des tours, mais elle me caractérise. J'ai choisi des études d'infirmières pour ça, pour aider les gens, les écouter, alléger leurs souffrances, quelles qu'elles soient.
Ce soir là, des copines m'avaient invité à sortir avec elle. Je n'étais donc pas repassée à l'épicerie comme promis à Michel. Alors que je rentrais, à minuit passé, je le vis. Assis sur le banc. En me voyant il se leva, un grand sourire illuminant son visage.
"Ha ben te voilà !
— Mais... Que fais-tu là ? Tu as vu l'heure ?
— Ouais... Mais je m'inquiétais de pas te voir.
— Toi alors... Comment tu vas rentrer sur Villeurbanne à cette heure-ci ?
— Je vais me débrouiller, t'inquiète pas. Je suis content de savoir que tu vas bien.
— C'est gentil. Je suis sortie avec des copines, ce n'étais pas prévu. Si tu veux je peux te prêter mon clic-clac, comme ça on pourra avoir la conversation que je t'aie promise.
— Nan... ça me gêne.
— Il n'y a aucune raison, il est fait pour ça ce vieux canapé.
— Ok, c'est gentil. Je commence à comprendre pourquoi Roger t'appelle « Princesse »."
Puis nous étions rentrés chez moi, à quelques pas de là. Nous avons passé deux heures à parler, rire et vider mon bar. Je pense que si quelqu'un nous a observé, il nous a pris pour un père et sa fille tant notre complicité semblait ancienne. C'était la naissance d'une belle amitié, sans séduction ni sous-entendu, une rencontre comme il en arrive parfois lorsque l'on s'ouvre à l'autre. Et pour la première fois, alors que je pensais aller me coucher, il me parla de son passé. Il se livra à moi, tête basse, la voix parfois à peine audible. Ses accidents de vie, l'alcool, puis très vite la drogue esclavagiste qui l'avait enfermé hors de la société. Ses efforts d'évasion de cette prison invisible, les échecs de ses deux premières cures, puis le succès, fragile, de la dernière, cet été. La rechute de la semaine dernière, il ne se l'explique pas. La solitude, peut-être. La fuite, surement.
"J'suis désolé de te décevoir... Mais vu ta gentillesse, j'te devais d'être honnête. C'est un toxico que tu héberges.
— Un ex-toxico. Tu ne me déçois pas. Si Roger t'aide, c'est que tu es un mec bien, qui le mérite. Tu vois quelqu'un pour t'accompagner ?
— Tu veux dire un psy ou un truc du genre ?
— Oui.
— J'en vois quand j'vais au C.S.S.T.. Mais tu sais, le plus efficace, c'est d'sortir de son quotidien et d's'occuper. Il paraît qu'ensuite le temps fait son œuvre.
— J'en suis sûre. En tous cas je suis touchée que tu m'aies racontée tout cela. Il n'y a rien de honteux, je pense que c'est bien que les gens autour de toi soient au courant, ça t'enlève le poids d'un secret inutile. Et bien trop pesant.
— Merci Princesse.
— Ah non, ça c'est déjà réservé ! Il est tard, je vais me coucher. Tu as tout ce qu'il te faut ?
— Oui merci, c'est parfait, je vais dormir comme un bébé."
Les mois suivants n'avaient fait que confirmer ce balbutiement d'amitié. Nous étions de plus en plus proches, nous partagions tout, joie, peine et incertitude, la plupart du temps assis sur notre banc. Michel semblait aller de mieux en mieux, forme que je mesurais à la disparition progressive de ses cernes. Il était plus joyeux et me faisait rire, parfois aux éclats, alors qu'il imitait les habitants du quartier. Parfois même, discrètement, il s'attaquait à Monsieur Roger.
C'est étrange de développer cette forme de sentiment. Michel, venu de nulle part, qui pourrait être mon père, était devenu mon meilleur ami. Je devais m'y résoudre, l'attachement ne se prévoit pas.
Ce matin, je ne l'ai pas vu. Ni sur le banc, ni dans l'épicerie. Depuis, je ne cesse de me battre contre les pensées obscures que cette absence suscite. Le bus qui me ramène chez moi est plus lent que jamais. Je trépigne sur mon siège. A peine à mon arrêt, je descends et me dirige à pas soutenus vers chez Monsieur Roger.
"Désolé Princesse. Je ne l'ai pas vu. Et je n'ai pas réussi à le joindre.
— Moi non plus. Je suis inquiète, ce n'est pas normal, tout allait bien et...
— Comme je suis triste pour vous. Faut pas vous attacher comme ça. Pas avec des gars comme lui. Il est pas méchant mais il est fragile, c'est un poids lourd à porter. Il ne vous apportera rien.
— Mais... Monsieur Roger, c'est mon ami. Il m'apporte tout ce que ce rôle lui confère. Je n'ai pas cours demain, vous pouvez m'appeler si vous avez des nouvelles ? Je vous note mon numéro ici."
Je suis un peu sonnée. Incrédule. J'ai besoin de m'assoir et il n'y a que ce banc vide pour m'accueillir. Qu'a-t-il pu se passer ce week-end ? Dois-je essayer d'aller chez lui ? Mais s'il est... Non, il a décroché, il me l'a promis. Il se l'est promis. J'ai du mal à respirer, mon inquiétude, mes angoisses. Et ce pressentiment du pire alors que cela ne fait que deux jours que je n'ai plus de nouvelle. Je réunis mes forces et, malgré mes jambes cotonneuses, arrive à me lever. Je suis nauséeuse, la tête me tourne. Mais que m'arrive-t-il ? Je prends machinalement le courrier en entrant dans l'immeuble et me réfugie chez moi. Je me jette sur un paquet de gâteaux que je dévore en deux minutes chrono. J'arrose le tout d'un grand verre d'eau et deux aspirines. J'allume la télé sans y faire attention. Il n'y a plus de temps disponible dans mon cerveau, qui bouillonne. Et puis je remarque cette enveloppe sans timbre, sans adresse, qui trône sur la pile de prospectus que je viens de remonter.
C'est lui. Son écriture est à la limite du lisible mais c'est bien lui. Je n'ose attaquer la lecture, j'ai peur de la vérité, je veux garder ma candeur. Je commence sa missive, en la protégeant des larmes qui frappent mes genoux.
« Jessica, je suis désolé. J'aurais voulu te dire au-revoir mais j'ai pas eu la force. J'ai eu peur que tu me retiennes ou que tu comprennes pas mon choix. Je te dois tant. Tu as été mon meilleur médicament, une dépendance pour en remplacer une autre, c'était ça la solution. Tu vas me manquer, mais on se reverra, c'est écrit. C'est promis. Mais là, je sens que je suis prêt. Je dois couper les ponts avec tout un tas de choses et reconstruire une vie déjà bien entamée. Je pars voyager quelques mois, voire plus en fonction d'où le vent me porte. Je te laisse prévenir Roger.
Avec leur internet, je suis sûr que j'arriverai à te retrouver quand je reviendrai. Prends soin de toi, j'espère que la vie t'apportera un peu de tout ce que tu m'as offert. Tu as sauvé la mienne.
Ton roi tant que tu le voudras. »
Les flots qui inondent mes joues et abondent à la commissure de mes lèvres ont changé de goût. Mes rires sont entrecoupés d'hoquets nerveux et de reniflements. Comme je suis heureuse. J'ai perdu la confiance que j'avais en lui quelques instants, mais je ne doute plus. Je me sens si idiote d'avoir dramatisé tout cela.
"Ben... vous en avez une drôle de tête Princesse ? Vous êtes toute démaquillée... me dit Roger lorsque je surgis devant lui.
— Oh, ce n'est pas grave ! Il va bien ! Il m'a laissé un mot !
— Ah... Et bien j'attends le miens... Mais bon, je suis content que vous alliez mieux. Au final, vous nous avez juste fait une petite crise de manque."
Je le regarde en souriant. Il a tout résumé. Mes glandes lacrymales font de nouveau des siennes. Tu vas me manquer Michel, mais je trouverai un palliatif à la dépendance qui nous unissait.
Il va me falloir un nouvel ami.
C'est agréable à lire, on se laisse porter jusqu'au bout et on s'étonne de voir à quel point un simple banc et une simple rencontre peuvent mener à un tel concours de circonstances.
· Il y a plus de 10 ans ·Bravo !
------
Merci lengo, cela m'encourage à continuer d'explorer ce contexte pour partir dans tous les sens. C'est déjà ma troisième nouvelle sur cette thématique, mon objectif est d'en écrire 10 ! A bientôt donc !
· Il y a plus de 10 ans ·Jeff Legrand (Djeff)
Il suffit d'un banc et d'une main tendue...
· Il y a presque 11 ans ·Décidément j'aime bien tes histoires autour des bancs. Depuis toi, je ne perçois plus les bancs comme anodins...ces objets me touchent car ils portent des secrets incroyables. Belle vision de la vie jean-François. Tu t'es installé dans un narration avec un personnage "féminin" et c'est écrit de manière fluide, le lecteur ne tique pas. Et puis j'aime beaucoup tes associations de mots dans certaines de tes expressions qui rendent ton texte vivant, comme "pause nicotinée" "raconter nos fins"...
Un texte agréable, très. Mais une question s'impose à moi depuis que j'ai fini de lire: ta chute est-elle une mise en lumière de notre peur de la solitude ou une seulement une prise de conscience du protagoniste ?
(pardon pour la longueur du commentaire !) Bye !
Sylvie Loy
Oh ben non, ne t'excuse pas, j'aime lire tes romans sur mes nouvelles ! :-) Tu ne te rends pas compte comme cela me fait du bien et m'encourage, surtout aujourd'hui, où je viens de terminer la version finale de mon roman qui part en mise en page !
· Il y a presque 11 ans ·Pour la chute, c'est ça que j'aime, à chacun de tirer ce qu'il en veut. Mon avis compte peu...
Et pour finir, si tu aimes les histoires de bancs, je te conseille TRES fortement la BD "Un peu de bois et d'acier " du génie Chabouté !
Jeff Legrand (Djeff)
"Je devais m'y résoudre, l'attachement ne se prévoit pas."
· Il y a presque 11 ans ·encore cette sensibilité et cette simplicité qui me touche, je m'abonne !
marjo-laine
Merci beaucoup Marjo, je suis content que mon style simple te plaise. Au plaisir de lire tes prochains textes et commentaires.
· Il y a presque 11 ans ·Jeff Legrand (Djeff)
C'est tout doux ca.... merci!
· Il y a presque 11 ans ·Marion Danan
Merci à toi Marion, il n'y a rien de plus doux que quelqu'un qui prend le temps de lire un texte et d'y laisser un commentaire.
· Il y a presque 11 ans ·Jeff Legrand (Djeff)