Derrière le comptoir du café du stade

oliveir

Dans la salle de billard du café du Stade, tous les jours des points fantastiques étaient réalisés sur le tapis vert. Autant dire qu’il ne se passait pas grand-chose dans l’arrière-salle du café du Stade et Jean, le cafetier d’alors se morfondait derrière son comptoir à entendre tous les jours les mêmes histoires. Il pouvait en suivre trois à la fois et servir ses clients sans perdre le fil des récits qu’il connaissait par coeur. Il fallait un sacré tempérament pour survivre sans s’user la santé et le moral derrière le comptoir.  
Un jour pourtant, fut-ce une allumette ou un mégot mal éteint dans la poubelle ?  On ne le sut jamais. Toujours est-il qu’il y eut de la fumée et sans la présence d’esprit d’un serveur, Dieu sait ce qui se serait passé. D’un geste prompt, il saisit l’extincteur derrière le comptoir mais celui-ci refusa de cracher sa mousse blanche. Un seau d’eau fit l’affaire mais on l’échappa belle.
Alors les rôles s’inversèrent, Jean prit la parole :
-Tu sais, il s’en est fallu de peu, le feu dans une poubelle a failli emporter l’établissement. Des flammes ont léché la moquette murale, il était moins une…
Jean était intarissable. Pendant quinze jours, les clients ne parlèrent que de cela. Le cafetier du Stade était enfin le héros dans son arène.

Deux semaines plus tard, un client s’installa au comptoir et demanda un café. Il s’absenta pour aller aux toilettes et à son retour demanda à Jean pourquoi la moquette était brûlée près de la poubelle. Le cafetier était rodé, il raconta son histoire comme un acteur à la centième représentation : l’incendie, la fumée, l’extincteur… Le client mit sur le comptoir un dossier sur lequel étaient inscrits la date de l’incendie et le nom Café du Stade… Il dit à Jean être venu pour dresser le procès-verbal du départ de feu. Il demanda à voir les extincteurs qui, évidemment, n’avaient pas reçu leur visite annuelle depuis quelques années.
-Ce n’était pas un incendie, juste un mégot dans un cendrier que l’on avait oublié de vider…
Le cafetier n’en fut pas quitte, il perdit ses couleurs lorsque l’autre lui demanda d’ouvrir l’issue de secours… 
-C’est ma voiture, je l’ai mise là parce que j’ai dû conduire ma femme chez le docteur, vous savez ce que c’est, ce n’est pas tous les jours faciles...
Ce ne fut pas une bonne journée pour Jean. Il fut moins volubile le lendemain.

Il raconta sa mésaventure à quelques joueurs de billard, aux habitués  en qui il avait confiance. Chacun imaginait les suites du rapport, la fermeture administrative temporaire accompagnée d’une amende… On ne pouvait pas mettre la vie d’autrui en danger en toute impunité. Jean était blême.

Quelques jours plus tard, un joueur s’efforça de rassurer Jean.
-Ne t’inquiète pas, je le connais cet inspecteur, il travaille à la préfecture, son supérieur est l’ami de ma belle-mère!
Jean souffla un peu, il dormit mieux et le mardi suivant, il demanda au joueur s’il avait des nouvelles de l’agent venu constater l’incident. L’autre se fit prier… Il revint le lendemain :
-Ecoute, je crois que cela va s’arranger mais pour remercier ces gens-là d’enterrer le dossier et de déchirer les pages qu’ils ont tapées, il est d’usage de les inviter au restaurant.
Le cafetier reprit quelques couleurs.

Quinze jours plus tard, le cafetier, trois joueurs, l’agent verbalisateur et son chef et un autre acolyte  s’asseyaient confortablement autour d’une table réputée de la région. Ils parlèrent de tout et de rien, ils passèrent un bon moment. De temps en temps, le feu de poubelle revenait sur le tapis quand un convive avait soif.
-Remettez-nous un coup à boire, garçon, disait Jean à qui il ne fallait pas apprendre son métier.
-Combien peut-il y avoir de joueurs dans votre salle de billard ?
-Huit à dix, répondit Jean.
-Tu dis cela, mais à la finale France, il y avait bien cent cinquante spectateurs…
-Cent cinquante !
-Qu’est-ce-que vous avez comme fromage à nous proposer ? demanda Jean au garçon…

Bref, tout se passa pour le mieux et au sortir de table, Jean régla la note, fit la grimace et rejoignit les convives sur le parking. Le directeur de la prévention des incendies fit promettre à Jean de procéder sans délai à la vérification des extincteurs. Jean promit mais ne poussa un ouf de soulagement que lorsqu’il se retrouva au volant de sa voiture. Il pestait contre ces joueurs de billard  qui racontaient que des spectateurs se déplaçaient pour venir voir leurs exploits.

Quelques jours passèrent et Jean demanda au joueur qui avait organisé ce repas s’il avait des nouvelles de la préfecture, l’autre lui déclara que l’affaire était classée. Jean lui offrit un verre et commanda la vérification des extincteurs…

Lorsqu’un client demandait à Jean quelles avaient été les suites données à l’enquête, Jean répondait, en joignant le geste à la parole, qu’il avait le bras long et qu’il avait étouffé l’affaire. L’affaire était close.

Sauf que tout le monde riait sous cape et un jour, Jean, apprit l’horrible farce dont il avait été la  dupe. Vexé d’avoir été berné, sa fureur se répandit contre les joueurs de billard. Il parla de porter l’affaire en justice.

Les joueurs de billard menacèrent de porter plainte pour défaut d’extincteur et absence de sortie de secours… Le feu s’éteignit de lui-même et les joueurs purent à nouveau saouler Jean des exploits qu’ils réalisaient sur le tapis vert.

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