Des Pommes et des Hommes

Roy ¬ Serpand

"J'ai enfin trouvé la clé du Bonheur ! Elle était dans le trousseau des possibles !!"

Bravant tous les interdits, les yeux mi-clos et collants de celle qui a trop rêvé, Sylvie montait dans sa Twingo. Les premiers frimas de l'automne rendaient la route verglacée :
- Et puis quoi ? Si je tombe dans un ravin, qui s'en souciera ? ricanait-elle tout bas avec la folie du désespoir. 

C'était une douce matinée d'Octobre et jour de Marché, et comme chaque fois qu'elle empruntait la petite départementale pour s'y rendre, Sylvie, selon une drôle de coutume, passait ses ex en revue. La nuit à rêver, la route pour oublier. Vingt ans qu'elle était prisonnière de cette routine, depuis qu'elle avait quitté les bancs de la Fac pour mener "La Grande Vie". Du moins le croyait-elle, car sitôt installé dans ce minable petit bourg de Mayenne, son époux avait montré un tout autre visage. Lui qui venait de la Ville, avec ses belles promesses… Comment avait-elle pu y croire ! À présent qu'elle regardait le film de ses yeux frais, bien qu'embués, de femme accomplie, elle se trouvait bien sotte ! Ses torts, sa candeur, en éclipseraient presque l'odieuse trahison de son époux d'alors, qui l'avait laissée avec une note écrite sur du PQ pour solde de tout compte. Quelle humiliation, alors qu'elle lui avait offert du beau papier à lettres importé d'Iran !
Elle s'était mille fois fait la promesse qu'on ne l'y prendrait plus, mais son âme de midinette se réveillait sitôt qu'on lui fredonnait quelques sonnets. Et l'histoire ainsi se répétait. La naïve Sylvie tombait dans les filets des beaux charmeurs aux bras chargés de promesses et d'aventures sans lendemain… Et puis merde, que fallait-il attendre des hommes finalement ? Et la voilà qui sombrait dans un léthargique abandon.

Pourtant, si elle semblait se laisser mourir un peu plus chaque semaine, Sylvie, cette discrète coquette, sortait toujours sa plus belle toilette les jours de marché. 
Elle y avait ses entrées, et même ses familiarités, y trouvant enfin, un terrain d'expression pour sa féminité. Il n'y avait guère qu'au marché que Sylvie se sentait renaitre, tantôt comme une caresse, tantôt comme un volcan, et les chants des sirènes accompagnaient chacun de ses pas.

Elle arrivait généralement dans un crissement de pneus effrayant les pigeons qui explosaient dans le ciel gris. Puis faisait claquer avec détermination ses talons sur les pavés. Ces pavés lui appartenaient comme ils n'avaient jamais appartenu à quiconque auparavant, et elle le faisait bien savoir. Chaque pas, minuté comme une note d'une symphonie pastorale, jouait à merveille ce requiem pour une femme oubliée. Elle savait à l'avance les ingrédients dont elle avait besoin, et OÙ les trouver. Elle avait toujours un bon mot à l'endroit des commerçants, qui ne manquaient jamais de lui en retourner un. Vingt années de marché avait assis sa réputation, et si elle en avait jamais manqué un, ce n'était surement pas de son fait. Dire qu'elle jouait à domicile serait faire injure aux vaillants marchants, mais elle était quelque part un peu de la famille.


/


Pourtant, ce matin, un imprévu allait briser la solide partition de la soliste.
Et cela, Sylvie l'avait flairé. C'est une hésitation coupable et inhabituelle, devant un étale de fruits qui le lui fit sentir. Quelque chose la tracassait, mais quoi ? Lorsqu'un homme vint soudain briser ses réflexions.
- Excusez-moi, je crois que ces poireaux sont à vous.
Elle fixait la poche. "Bon sang, c'est exact…" chuchota-t-elle pour elle-même.
Effectivement, Sylvie avait oublié ses poireaux quelques mètres plus loin, sur les tréteaux du petit marchand périgourdin. Cela ne lui était jamais arrivé ! Mais quand le destin décide de s'emmêler, il joue des farces parfois curieuses, mais jamais hasardeuses. 
Et alors qu'elle se demandait encore comment cela avait pu se produire, et avant même qu'elle ne lève les yeux sur lui, l' inconnu ajouta :
- Je vois que vous achetez des pommes. Vous savez qu'il en existe plus de 80 000 variétés ? Il faudrait plus d'une vie pour toutes les gouter ! Celles-ci par exemple, ce sont des Golden Delicious. Et celles-là encore, des Pink Lady !
L'homme était savant, Sylvie l'écoutait religieusement, et le voilà, habile, qui mimait à présent une éclipse avec les deux pommes :
- Et si on les mélange, comme ceci, on obtient donc des 'Golden Lady Delicious'. Un peu comme vous en somme, finit-il esquissant un petit sourire.

Quel charmeur, et elle se mit à rougir, tout sur l'étal n'était qu'or et rubis. Non, jamais on ne lui avait fait d'aussi beau compliment. Et ce sourire, cette esquisse, quel délice ! Sylvie s'intéressait à l'art, et ce sourire, c'était le sourire parfait. Charmant et cultivé, soigné, et racé avec ça ! Car Sylvie, qui n'avait pas encore eu le temps de le faire, venait en effet de s'accorder un instant pour observer son courtisan, et ce qu'elle y vit l'ensorcela. Ce crin souverain, et ces yeux perçants, ces épaules robustes autour desquelles il avait noué son petit pull à la manière d'une cape, elle se serait volontiers laissé cueillir par ce jeune mirliflor ! Nous l'avons dit en préambule, sa coquille fendait aux moindres blandices. Le ver était dans la pomme.

Mais elle ne savait toujours que répondre, il fallait bien une grâce, un présage, pour la sortir de cet embarras. Et l'impossible se produisit.
- Regardez ! Une hirondelle, on dit que ça porte chance ! s'enthousiasma l'homme. Faites un voeux !
- Voilà.
- Laissez-moi deviner, je parie que vous avez souhaité me revoir !
- Je ne peux pas vous le dire, sinon il ne se réalisera pas !
- Ahahah, vous avez tout à fait raison. Vous êtes incroyable, j'ai l'impression de vous connaitre depuis cent ans !
- Et moi mille !
- C'est impossible, personne ne vit mille ans !

Qu'on ne s'y trompe pas, seule une vraie alchimie entre deux êtres permet une telle vivacité dans le dialogue. Et tous deux, ne le sachant que trop bien, partirent dans un éclat de rire dont ils avaient désormais le secret.

Ainsi ils s'évadaient, bras dessus, bras dessous, comme depuis toujours, quand Yann fit biper sa Volvo à distance. Ce gong séraphique, au comble de l'euphorie, transporta Sylvie dans un royaume qu'elle avait oublié, et pour la première fois, elle remarquait qu'il y avait des fleurs sur le parking. Elles avaient fissuré le bitume. Il regardait aussi ce drôle de spectacle. "Nature always finds a way" dit-il avec grande philosophie et un accent impeccable.

Elle le regardait, avec ses yeux flottants, bouleversée par ce qu'elle venait d'entendre, et posa sa tête sur son épaule.
- Protège-moi, trembla-t-elle.
Yann la serrait contre lui, où elle se sentait à l'abri, et tant pis pour sa Twingo, elle reviendrait la chercher demain. Ou plus tard, ou même jamais ! Ce tas de rouille n'allait plus jamais l'empêcher d'avancer ! Au bras de son amant, elle fonçait à 300km/h sur l'autoroute du bonheur.


/


Ils avaient roulé et roucoulé toute la journée dans les cols de la région. Yann avait insisté pour lui montrer la face cachée de la Mayenne, n'hésitant pas à adopter une conduite sportive pour lui attester assurance et virilité. C'est tout ce qu'elle souhaitait, et c'est très naturellement qu'elle avait accepté son invitation à finir chez lui cette superbe journée.

Comme à son habitude, Yann, ce petit enculé de vegan, avait ramené un véritable butin du marché. Et Sylvie sentait bon de lui en faire la remarque. 
- Tu as du te ruiner ! s'exclama-t-elle, soupesant les sacs.
Yann qui, pressé d'entamer les festivités, débouchait déjà une bouteille de vin, riposta sèchement :
- 58euros et 30centimes. C'est les melons qui me mettent dedans, j'en ai acheté SIX. Car j'en mange tous les jours.
- Alors tu aurais dû en acheter sept... souffla doucement Sylvie qui venait de lever un lièvre.
Yann stoppa net son geste, et se tourna vers Sylvie en articulant lentement :
- C'est une excellente remarque…
Elle avait marqué un point et peinait à contenir sa satisfaction. Ses tempes chauffaient.
- Je n'en mange pas le dimanche… poursuivit Yann, acquiesçant très lentement, impressionné par la vivacité de la jeune femme.
- À NOTRE RENCONTRE ! claironna-t-il, tendant triomphalement la bouteille qu'il venait enfin de déboucher.


Sylvie sifflait maintenant son vin en analysant la déco du salon. Elle s'approchait d'une superbe console en fer forgé où trônaient, non pas un, mais plusieurs livres de Guillaume Musso. Elle gémit, cette découverte venait de dissiper ses derniers doutes. Un coeur qui lit Musso ne saurait mentir.
- Alors tu aimes Musso ? - Incroyable, elle minaudait !!
- Oui ! Il est formidable. Tu sais, Musso, arrive à écrire tout ce que je… - et ils finirent à l'unisson cette superbe phrase :
- …N'AI JAMAIS SU DIRE. 
Ils se regardaient, se dévisageaient, fous de désir. 
Après avoir gloussé, puis s'être gratté nerveusement la nuque, Yann brisa ce silence chargé d'érotisme.

- Tu sais, j'écris un peu moi aussi. Veux-tu que je te lise quelques vers que j'ai écrit un soir d'été adossé à un vieux chêne ? Je portais un chandail vintage et…
Elle le coupa, surexcitée. "Oh oui j'aimerais beaucoup !"
- Attends-moi là ! dit-il, courant vers l'escalier. 
Il s'arrêta à la première marche d'où il pouvait encore la voir pour s'en assurer. "Tu ne bouges pas hein !"
- Promis ! s'exclama-t-elle de sa plus belle voix de caillette.
Et elle entendait Yann avaler les marches en riant. Elle écoutait l'agitation à l'étage, les tiroirs qui s'ouvraient et se fermaient, mais aussi quelques protestations d'impatience, et tout un charmant monologue.

- Rhaaa mais qu'ai-je bien pu faire de mon vieux moleskine…
- J'aurais pourtant juré l'avoir rangé dans cette commode baroque !
- Oh tiens ! La médaille de Maman !!

Que cette situation l'amusait ! Elle pouffait dans ses mains, le sourire béat d'une jeune innocente.
- Le voilà ! s'exclama soudain Yann, brandissant le petit carnet. Puis il l'invita à s'asseoir à ses cotés en tapotant un coussin du canapé, et commença sa lecture :


Je t'ai offert mon coeur
- Sur un plateau
Et tu l'as cuit à la vapeur
-Tel un tourteau
Et mes larmes salées
Sur tes lèvres sucrées,
Je garde un souvenir amer
De cette tarte à la merde.


Quelle justesse, quelle souffrance. Elle tourna la tête pour essuyer une larme. Yann bondit du canapé :
- Je vais mettre un peu de musique ! et il disparut derrière une porte. J'espère que tu aimes Julien Clerc ! cria-t-il.
"C'est mon chanteur préféré…" murmura-t-elle effrayée par toutes ces affinités.
Et soudain, elle suffoquait, se leva pour prendre l'air, mais Yann la rattrapa :
- Je n'ai pas entendu ta réponse, ma tourterelle…
...Qui s'envole à tire-d'aile poursuivait le vieux tourne-disques.
Tout était parfait. Trop parfait. Elle le fixait avec des yeux ridés de méfiance, secouant lentement la tête, agrippée au buffet, sentant que ses jambes ne la portaient plus : 
- Qui es-tu ? lâcha une voix chevrotante.

Il lui avait fallu un effort terrible pour sortir ces trois mots. Sentant sa nervosité, Yann saisit doucement ses hanches avec une délicatesse quasi artisanale.
Elle voulait hurler, le griffer et s'enfuir. Mais elle n'avait plus la force de se débattre et éclata en sanglots. Elle lâcha le buffet pour cacher son visage. Heureusement, Yann la retenait. Et elle se laissa fondre contre son torse puissant tandis qu'il lui caressait la tête pour l'apaiser.
- Excuse-moi, se justifiait-elle. C'est juste que, tout ce temps… Le bonheur me fuyait, et le voilà, surgissant des abysses, qui vient m'assommer !
- Je sais, la réconforta Yann. J'ai peur, moi aussi.

Et il l'embrassa avec passion. Enfin ! Ce baiser, ils l'avaient voulu tous deux, depuis le début, et voilà qu'il agissait comme un brasier qui réchauffait deux coeurs inquiets, mais pas que.

- C'est un briquet cette bosse dans ton pantalon? souffla la coquine, reprenant un standard usité qui faisait toujours son effet.
Mais il recula brusquement, passablement piqué. "Je ne fume pas, ok ?! lança-t-il le plus sérieusement du monde. Et quand bien même je fumerais, s'aventurait-il, confus, je n'aurais pas besoin de briquet puisqu'à tes côtés je brule déjà." Ce jazz nerveux, gauche et brouillon, cette brioche, rendait la situation encore plus excitante.
Voyez comme elle tremblait à présent. Telle une feuille morte ballotée par le vent, emportée par ses mots. C'est décidé, elle voulait s'abandonner au coeur du volcan. Au diable ses voeux, il y a des feux que l'on n'éteint pas !

Yann la souleva, elle noua ses jambes autour de son bassin. Il se frottait comme un chien, lui caressait les jambes, puis passa la main sous sa petite jupe étriquée pour la palper vigoureusement.
- Hummmpf, tu as mis un string ? livra-t-il haletant.
- Toujours, quand je vais au marché.

Pour Yann, c'en était trop. Il sentait gonfler ses veines, gorgées de vice, elles crépitaient sur son front comme des cratères de magma en fusion :
- Très bien, la vie, le… le lit ! - Il bavait de la lave.

Et il courut jusque dans la chambre sans la lâcher, trébuchant dans l'escalier, puis la jeta, essoufflé, sur le lit. Elle gémit de nouveau. Il sauta sur le lit, brisant une latte sans s'en soucier, et s'allongea à ses cotés. Agité et maladroit, il commença par lui lécher l'épaule. Lentement, puis compulsivement. Les yeux mi-clos, puis tout à fait fermés, tel un chat se toilettant. Sans un bruit. Sa langue était râpeuse. Pour Sylvie, c'était nouveau.
- Tu aimes ce que je te fais ? s'arrêta-t-il pour récolter fièrement les fruits de son labeur.
Elle hésitait. "Oui.. c'est agréable." Il la fixait. Grogna, et reprit.
Il avait à présent la croupe relevée, prenant bien soin de se cambrer. Cette image hantait Sylvie. Elle regardait ailleurs pour ne plus y penser, et le vit branler mollement sa petite quenelle. Il accélérait ses mouvements. Elle était nerveuse. 
Il expira un souffle coquin à hauteur de son visage après une saccade plus lente.
Elle sentit son haleine, chaude et plâtreuse. Cela lui rappelait la fois où elle était passée sous un conduit d'aération dans un parking du centre ville de LAVAL. "Bernique, non ! Ce n'est pas un bon souvenir ! Ce n'est pas du tout comme ça qu'il faut faire! s'énerva-t-elle en son sein. Pourquoi faut-il toujours que je gâche tout !" Elle voulait se mettre des baffes. Cette lutte intérieure, violente, ses yeux plissés l'avaient trahie.
- Ca ne va pas ? s'inquiéta Yann. Tu n'aimes pas ce que je te fais ; dis-le moi. Un mot de ta part et j'arrête tout. 
- Non non, continue, c'est excellent. Change d'épaule s'il te plait, dit-elle précipitamment.
Lentement, il chevaucha son corps, s'installa le long de son flanc, couvrit son ventre de sa jambe, et sa joue de baisers. 

- Tu sais, j'adore l'amour, c'est sublime, chuchota-t-il à son oreille en lui caressant la vulve. Quand je fais l'amour, j'ai l'impression d'être une toute petite abeille dans un immense champ de tournesols.
- Butineur !! Tu es un butineur ! dit-elle hilare. Je comprends mieux pourquoi tu es célibataire !
- Tu n'y es pas, l'interrompit-il avec gravité. Les femmes ont beaucoup joué avec mon coeur. Depuis, j'ai du mal à me livrer, à faire confiance. Mais avec toi, j'ai tout de suite senti que c'était différent, je me sens pousser des ailes.
Elle rayonnait, elle adorait ça.
- Bien sur ! Oui moi aussi je l'ai tout de suite senti !
Le pensait-elle vraiment ? Ou tombait-elle encore dans le piège minable d'un beau parleur qui savait faire émerger en elle tout un tas de certitudes ? Mais elle avait un peu muri.
- Toutefois, je ne veux pas que ça aille trop vite entre nous. Je vais te branler. Oui, ce soir je vais te branler, répétait-elle en l'embrassant tendrement. Tu le mérites.
- Je le mérite… ressasa-t-il en se relâchant.
- Allez, jouis dans mes mains.

Et il jouit ? Rapidement, oui. Et Sylvie faisait des petites toiles avec sa semence.
- Petite abeille… susurra-t-elle en lui caressant les cheveux de ses doigts visqueux, l'épiant pieusement dans son état de plaisir semi-conscient.
- Bzz, bzzz ! badinait-elle maintenant en lui tapotant le museau alors qu'il reprenait lentement ses esprits, lui déposant une caquine de sperme sur la pointe du nez.

Et ils s'endormirent enlacés, heureux comme deux amants nouveaux bercés par les chants d'oiseaux. Ce soir là Sylvie rêvait de colombes et de champs de coton. Et Yann refit encore ce délicieux rêve d'évasion fiscale qu'il faisait toujours après avoir joui. Ils étaient au paradis. LIBRES.


/


Le lendemain, Sylvie, qui ne pouvait garder ce secret plus longtemps, appela 'Chouinette', son amie de toujours et camarade d'infortune. Elle lui avait tout raconté, n'omit aucun détail, et 'Chouinette' l'écoutait jalousement, ce qui la rendait aussi malheureuse.
- J'ai enfin trouvé la clé du bonheur ! Elle était dans le trousseau des possibles, fanfaronnait Sylvie.
- Peux-tu me la prêter pour que je m'en fasse un double ?
- Impossible. Elle n'ouvre que la serrure de mon coeur. Les serrures de chaque coeur sont différentes, tu devrais pourtant le savoir. À toi de trouver la clé qui ouvrira celle de ton propre coeur.
- J'ai déjà trop cherché... J'ai bien peur que mon coeur, comme sa serrure, ne finisse par rouiller. Les hivers sont rudes, et oxydent chaque année un peu plus cette serrure qui me condamne.
- Secoue-toi un peu - Sylvie, qui avait pris une assurance démesurée, ne touchait plus terre - Peut-être faut-il la ronger.
- La ronger ?!
- La serrure de ton coeur.
- Tu es devenue folle, c'est trop dangereux, je risquerais d'y rester.
- Mais alors, n'es-tu pas déjà morte à vivre une vie sans bonheur ?
- Si… Tu as peut-être raison... Bon sang, je suis perdue…

Sylvie comprenait aux trémolos dans sa voix que son amie pleurait à l'autre bout du fil. Mais hors de question de laisser cette grenouille de bénitier lui gâcher son bonheur ! 
- Pardon, je ne voulais pas te faire souffrir, je dois raccrocher, j'attends son appel, salut ! s'empressa-t-elle d'écourter la conversation.


Mais comme punie, et presque comme prévu, elle avait attendu toute la semaine qu'il la rappelle. Elle redoutait qu'encore une fois, l'histoire se répète. 
"Non pas lui !" tremblait-elle le front collé aux vitres comme les veilleurs de chagrin. Et comment ne pas se rappeler cette nuit torride en regardant ruisseler les gouttes de pluie de l'autre coté de la glace comme la sueur de leurs ébats. Des gouttes qu'elle ne pouvait pas toucher.
"Si loin et si proche à la fois, quel est ce vide qui nous sépare ?" 
Des gouttes qu'elle ne pourrait plus toucher. 
"Non pas lui !"
Elle pleurait si fort que les gouttes ruisselaient à présent des deux cotés de la baie vitrée, séparées par ce centimètre de vide, ce centimètre de rien et ce sentiment pourtant géant.

Elle y voyait là une allégorie parfaite de leur sort, mais que faire ? Et soudain, tout lui parut simple, cristallin. Dans un effort surhumain, elle ouvrit la baie vitrée, et se mit sur sa crête, face à son destin. Elle récoltait ses larmes de son index droit, et l'eau de pluie du gauche, puis joignant ses deux doigts triomphalement dans un râle où se diluaient puissance et allégresse :
- Voilà !!!! VOILÀÀÀÀ ! Unis ! À tout jamais ! C'est pourtant simple !
Elle était toute frissonnante, secouée de tics par ce plaisir sibyllin. Sans le savoir, elle venait de basculer dans la folie. Il suffit parfois d'une goutte. 

Oui, elle le reverrait, épiait son téléphone avec le même sourire toute la sainte semaine, et le jour du marché venu, elle répétait le même menu, revêtait la même tenu, empruntait le même trajet, les mêmes pensées, prenant bien soin d'oublier ses poireaux, mimait l'éclipse de pommes à haute voix, oubliant que la foudre ne frappe jamais au même endroit.

Au Marché, l'inquiétude grandissait, l'incrédulité et la progressive compassion firent bientôt place à l'indifférence générale. Plus personne ne la vit telle qu'elle était. Plus personne ne la voyait. On dit que plus une étoile est grosse, plus la fin de son existence sera cataclysmique. La super diva venait d'exploser comme une supernova. Et ce fut le trou noir.


Au 666ème jour qui suivit cette histoire, par une journée d'aout caniculaire, et alors qu'elle n'avait plus dormi depuis des semaines, et errait comme une fleur sans pétales, comme un fantôme parmi les étales, le diable en personne, vint de sa fourche lui taper sur l'épaule : 
- Excusez-moi Madame, je sais qu'il est encore un peu tôt dans la saison, mais je cherche des Châtaignes…

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