Des rats des goûts

Chris Toffans

Ses parents voulaient qu'il fasse de la musique, même s'ils n'avaient pas beaucoup de fric. C'est en entendant un jour le bruit d'une cocotte-minute, qu'ils décidèrent contre son gré que ce serait de la flûte. Quinze ans de labeur studieux, quinze ans qu'il soufflait dans un pipeau pour faire plaisir à ses vieux. Certes il en usait admirablement, se montrant capable d'interpréter les chefs-d'œuvre les plus sophistiqués du répertoire allemand. Le problème c'est que personne n'avait d'admiration pour cet instrument d'apparence puérile, pour ce petit bout de métal aux airs si futiles. Jacob se sentait toujours seul, triste, dérisoire, convaincu que ce maudit tuyau percé était l'unique responsable de son désespoir. Jusqu'à ce jour béni, où une idée géniale lui vint à l'esprit. 
Comme il ne se faisait plus d'illusion sur la capacité des hommes à se lier d'amitié à une personne telle que lui, il a soudain réalisé que c'était du côté des bêtes qu'il fallait chercher le remède à son ennui. Par compassion, le jeune musicien avait d'ailleurs une préférence pour les animaux jugés vilains, ceux qui généralement inspiraient répulsion et mépris chez les humains. L'ironie du sort voulait en outre que certaines de ces espèces réagissent au son de la flûte, à l'instar des serpents, des rats, ou des castors en rut. Une légende que Jacob ne tarda pas à vérifier un soir d'été, en faisant chanter son instrument dans les quartiers obscurs de la cité. En effet au détour d'une rue, trois rats blancs dans son sillage étaient venus, charmés par la musique légère qui caressait leurs oreilles pointues. Arrivé chez lui, le berger fut au petits soins pour ses nouveaux amis. Il leur fit partager son lit, vêtu de simples sous-vêtements, afin de leur signifier sans chichi, l'extrême pureté de ses sentiments. Malgré cela les petits rats cessèrent bientôt leurs entrechats, pour finalement se laisser dépérir jusqu'au trépas. Le chagrin de Jacob, intense et infini, fut à la mesure de ses espoirs détruits. L'épreuve qu'il venait de subir lui fit douter de ses talents, à tel point qu'il se jura de ne plus jamais jouer d'un instrument. Il ne savait pas, l'idiot, que ses regrettés compagnons étaient en fait des cobayes de labo. Des victimes de la génétique, à qui l'on avait transmis le sens de l'esthétique. Ainsi lorsque ces derniers ont entendu la sérénade de leur admirateur, ils n'ont pas pu résister à l'incroyable beauté de son interprétation, mais ils ont préféré mourir plutôt que de rester dans cette pièce sans aucune couleur, rendue misérable par l'inélégance de sa décoration.

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