Des salades plein la tête

Sabine Dormond

Ameutée par un bruit de clé, la nuée d’enfants se rue dans le corridor. Dans l’encadrement de la porte, un sac ventru témoigne d’une bonne journée. Tandis que le père ôte son masque et range sa bonbonne de rechange, on s’exclame dans son dos: trois litres d’eau potable et des pastilles à purifier celle du robinet, du riz, de l’huile d’arachides, de la farine et de l’édulcorant, de quoi mettre la famille à l’abri du besoin pour une semaine au moins. Cerise sur le gâteau, un chou-fleur. Les petits poussent des cris de joie à la vue de cette friandise. La mère sourit et s’empresse d’aller tirer le verrou. Les doses de glucose, calcium et potassium qu’elle a ramenées attendront des jours plus difficiles. Ce soir, on fera bombance.

Une heure plus tard, le légume trône sur les assiettes, réparti en cinq portions rigoureusement équitables. Les larmes aux yeux, Ipam salive en regardant manger ses frères et sœurs. Pour peu, il en oublierait son gruau d’avoine. Ça lui apprendra à chiper des carottes dans le frigo.

Depuis les désastres écologiques des années 80 et l’explosion du continent américain, justice et solidarité sont les béquilles du progrès social. La vie n’a repris ses droits qu’au prix d’un immense effort collectif. Tout ce qui était en âge d’aider a été mis à contribution. Les masses actives ont confié les bambins aux vieillards et réciproquement. Et dans ce monde parallèle loin des réalités du terrain, le conte a été érigé en ciment social.

Assis en cercle, les enfants s’abreuvent de paroles. L’ancien raconte d’une voix ébréchée qu’à l’époque, les gens mangeaient à leur faim. L’eau coulait à flot et l’on respirait l’air du dehors à plein nez. Sans filtre, ni bonbonne. Les aliments affluaient du monde entier, des avions zébraient les cieux, des bateaux sillonnaient les océans, des camions de livraison traversaient les montagnes.

Suspendus aux lèvres de l’ancêtre, prunelles écarquillées, les enfants essaient d’imaginer les champs regorgeant de blé et les mers de poissons qui, jour après jour, achalandaient les marchés sans que jamais la source ne tarisse.

Ces sornettes, les enfants s’en délectent comme des morts de soifs. Les autres générations n’ont pas le temps de rêver. Quand leur parviennent des bribes de ce délire, elles soupirent. L’aïeul vieillit mal, prend ses chimères pour des souvenirs. Fait l’apologie de la paresse. Le voilà qui prétend que jadis, les jeunes dont il était payaient les vieux à ne rien faire.

On l’aime bien le pépé, mais il exagère. Des idées aussi subversives vont finir par pervertir la jeunesse. En plus, il coûte cher et sa vue baisse. L’appartement n’est plus toujours aussi propre qu’avant. Longtemps banni, le mot euthanasie ressurgit dans les conversations. D’ailleurs les petits sont maintenant prêts à prendre le relais. La mère hésite. Le père balaie sa dernière objection: «Laisser les sentiments entraver la justice, c’est retourner au Moyen Âge. On ne lutte pas contre la marche du progrès.»

  • Une vision d'un avenir terrible ! Entre solidarité et nécessité de survivre ! Désastre écologique ? Oui. Le seul espoir, c'est que ce danger commence à inquiéter les humains. Mais voyez cette bagarre mesquine des pays pour simplement deux degrés de moins sur la planète en sueur !

    · Il y a presque 8 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

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