Dick 3

eaven

Je marche, toute droite. Je n'en fais pas plus. J'ai quitté le trottoir pour le milieu de la rue : ce n'est pas maintenant que je dois me tordre la cheville en marchant sur des cailloux. Peut-être qu'il se précipiterait pour me ramasser, mais ce que je veux c'est qu'il me sente forte. Je les connais ces types, ce qu'ils aiment c'est la chasse. Le gibier d'élevage, ils le font sauter sans le faire revenir. Je vais lui offrir une belle traque, pas forcément trop longue, il n'en vaut pas la peine. Juste un peu de questionnement, ça va lui occuper les neurones et il aura l'impression d'avoir bien manœuvré. S'il est content ce sera meilleur.

La place de La Tranche est à l'ombre, le soleil est bas, il flotte sur la mer à l'horizon. L'atmosphère est tiède, les odeurs de shampoings se mêlent aux effluves du sucre parfumé vanille, fraise, framboise. Les gosses assommés par la journée de plage sont pendus aux bras de leurs mères ou sur les épaules des pères. Les mouettes discutaillent du temps prévu pour demain. Les étourneaux happent les moucherons. Les couleurs sont chaudes, elles aussi.

Je traverse l'esplanade vers les baraques du glacier. Maintenant je me retourne. Il est presque derrière moi, il a allumé une clope, il est doré mais il a un coup de soleil sur le front. Je ne lui souris pas, je ne suis pas gentille. Lui et moi nous savons que ce n'est pas de ça dont il va être question. Devant la petite serveuse en uniforme blanc, il se range à ma droite. Je m'adresse à elle comme s'il n'était pas là :

- Je voudrais un sucre d'orge à la fraise.

Il dit :

- Moi aussi, et il sort un billet de cinq cents francs.

Alors je plante mes yeux dans les siens, puis je le regarde de haut en bas, comme si je me fichais de lui et une drôle de sensation monte du milieu de mon corps, je croyais que je jouais et je perds les pédales. Il ne faut pas qu'il le voie. Il a des yeux allongés vers les tempes, l'iris est marron-glacé avec une périphérie noire. Je baisse les yeux vers la tige de sucre rouge vif et blanc nacré, je commence à enlever la cellophane qui l'entoure, ça colle et mes doigts tremblent un peu. Lui ne tremble pas, il défait l'emballage sans que ses  yeux ne cessent de chercher les miens. Nous avons l'air parfaitement crétin, deux adultes figés devant le marchand de glaces et qui s'apprêtent à sucer un bonbon. Il murmure comme si c'était un secret :

- Viens, on va s'assoir sous le tilleul.

Ca me fait sourire malgré moi, il n'est pas à ça près de me tutoyer à la première phrase. Je réponds que non, je préfère me promener le long de la digue.

Nous nous dirigeons vers l'océan et je sens sa main qui vient de guider mon dos, à peine, mais déjà les frissons irradient vers mes reins.

Nous marchons le long des l'eau verdâtre qui clapote tendrement sur les piles du ponton recouvertes de fines algues vertes. Nous ne parlons pas, je regarde mes sandales et ses espadrilles noires. Il regarde au loin. Il se tourne vers moi et me dit :

- T'es toute seule cette semaine.

Ce n'est pas une question, c'est juste le début.

- Pas vous, je réponds.

Il me dépasse d'un pas, et me fait face :

- C'est pas quelque chose dont tu as à t'inquiéter. Regarde-moi. T'as un peu de jaune autour de la pupille, ça fait comme les rayons de deux soleils qui m'éclairent.

Il tend la main vers mes yeux. Je détourne la tête. J'ai rougi, je le sens, c'est le désir qui monte.

Il a les mains fines et sur le visage plein de petites cicatrices de coups ou de gadins, le nez est droit, la lèvre inférieure plus pâle vers la commissure droite, comme si elle avait été éclatée, il y a longtemps. Il reprend :

- Tu vois, c'est la dernière semaine des vacances, je te propose de faire une exception : ne pas attendre demain ou après demain. Tu veux bien ? Qu'est-ce que ça change au fond.

Il est tout près de moi, son souffle parfumé à la fraise sur mes lèvres. Je n'ai pas fermé les yeux mais il est si proche que je ne vois qu'un brouillard brun rosé. Je tremble et je ne dis rien. Je le contourne et je marche vers le village. Il me suit et calle son pas sur le mien.

Mes tallons claquent sur le bitume des petites ruelles de l'intérieur des terres, tout est calme, les gens se baladent sur la place ou à la plage. Un vieux monsieur du coin arrose ses géraniums à l'ombre. Il y a des jardinières de pensées et de soucis accrochées à presque toutes les fenêtres. La plupart des volets sont bleus, la peinture s'écaille, les maisons sont minuscules. Je m'oblige à observer le décor. Tout le côté de mon corps vers lui est hérissé de sensations chaudes et agaçantes.

Nous avons tous les deux cessé de lécher nos sucres d'orge. Nous les jetons dans un sac « ville-propre » en arrivant près de la maison que François a loué. Je retrouve la clef dans les fleurs, pour la ramasser je plie les jambes avec précautions et je garde le dos vertical. Lui est immobile, les prunelles de ses yeux sont dilatées au maximum. Nous évitons de nous frôler. J'ouvre la porte. J'entre et je reste fichée, là, au milieu du couloir, il entre claque la porte derrière lui avec le pied.

Il fait sombre. Il prend mes mains, les remonte de chaque côté de mon visage et me plaque contre le mur. Il approche ses lèvres, ne me touche pas, m'effleure, comme si retarder l'instant du contact décuplait l'envie de l'obtenir. Il lâche mes mains, je pose mes avants bras sur ses épaules, mais je ne le caresse pas, je ne peux pas, ce serait trop fort, mes mains restent vides. Tout mon ventre brûle. Il remonte ma jambe droite, il installe le creux de mon genou sur la crête de son bassin. Il me sourit comme s'il était tendre et mord mes lèvres tout doucement.

Signaler ce texte