Drugstore

Laure Cassus

Fantasy composée dans l'univers amical des petits hommes de terre d'un magasin alimentaire


Dans la quatre-vingt-seizième rue, un peu avant d'arriver sur Central Park West, il y avait à une trentaine de mètres du corner, une petite épicerie de groceries exposée Sud. Son propriétaire, un indien de style bengali, présentait des cagettes de légumes de toutes sortes sur des palettes entassées et recouvertes de tapis orientaux de type kilim, plutôt rapés et décolorés au soleil. On trouvait, affleurant des différents compartiments en papier journal de 1940, des épinards, de la mâche, des salsifis, des racines, des tomates, des oignons, des courgettes et tous les fruits de saison à tarif préférentiel. Cette épicerie vendait également des épices, c'était bien la moindre des choses, et l'on pouvait donc laisser promener son regard sur de petits sacs de poudres en vrac allant du jaune au brun en passant par le rouge, le vert et le blanc. Le blanc c'était de la cocaïne mais étonnement c'était celui qu'on voyait le moins.

 

Dans divers petits récipients en terre cuite étanche, l'indien avait placé des olives, des fruits secs, des noix de cajou, des amandes, des dattes, des ails confits, des piments, des fèves, des pignons et du sésame.

 

Il ne vendait que ce qu'il aimait et prenait grand soin de la qualité de ses produits ainsi que de leur provenance. Il choisissait également ses clients. Pour cela, il disposait d'un rideau qu'il lui suffisait de tirer pour que son magasin devienne invisible aux regards qui auraient pu nuire à la qualité de ses produits. Ce rideau était tout simplement une bâche d'échafaudage imprimée de quelques sponsors permettant facilement aux regards de se détourner : il y était imprimé Ford et Lehman Brothers.

 

Cet indien estimait être un jardinier des bonnes choses et il pensait que certaines personnes n'aimant pas les bonnes choses pouvaient flétrir un légume un peu vert d'un seul regard mal placé. Une olive pouvait devenir amère suite à une remarque désobligeante et un piment pouvait brûler d'avoir reçu une pensée de rejet.

 

A New York, il y avait encore beaucoup de monde concerné par le désintérêt pour les bonnes choses. Ou alors il y avait ceux qui mobilisaient toute leur affection des bonnes choses sur le seul vin français, et en particulier le Merlot. L'épicier était indien et il n'y connaissait rien en vin, donc cette histoire de Merlot à dormir debout ne le concernait pas.

 

Le matin vers 7h, des gens passaient à très grande vitesse en direction de la bouche de métro pour rejoindre le réseau souterrain qui les conduirait jusqu'à leur bureau. Il les avait beaucoup observés car il aurait bien aimé pouvoir marcher aussi vite qu'eux. Bref, il ouvrait vers 9h quand le flot des travailleurs était passé et qu'il ne restait plus que les employés à la petite semaine ou à la journée qui faisaient des jobs de service à la personne : promener les chiens, les enfants, les fauteuils roulants, les costumes, les sacs de course, les caddies.

Et bien sûr il y avait des employés de maison qui ne travaillaient pas dans une maison.

 

Il n'aimait pas tellement les gens qui portaient des lunettes de soleil, surtout ceux qui portaient des Ray bans, car il ne pouvait plus deviner ce qu'ils pensaient de ses étals et le verre des Rays bans est très performant c'est bien connu.

 

Pourtant un jour il laissa entrer un homme en Ray bans qui venait de soulever le rideau et se baladait entre les rangées de denrées. Il acheta des haricots secs et un sachet de mesclun. Au moment de régler à la caisse il glissa une étoile de métal jaune au petit épicier qui la prit et la mit dans sa poche. Ce fût tout.

 

Deux heures plus tard, il tira complètement le rideau, ce qui ne s'était encore jamais vu en pleine journée, et il décida de faire l'inventaire du magasin. Il y passa deux jours et trois nuits et quand il rouvrit au quatrième jour, il se trompa d'horaire et les passants super speedés purent voir cette épicerie de Manhattan pour la première fois en clair.

 

L'homme aux Ray bans repassa le seuil de la porte en direction de la caisse où l'attendaient les papiers de l'inventaire détaillé. Il étudia les documents toute la matinée, en picorant de temps à autre un pignon de pain grillé accompagné d'un café serré d'Ethiopie centrale.

 

- Bon, tout est en ordre finit-il par dire. Ils sont tous en pleine forme à ce que je vois. Je vais avoir besoin de quelques-uns d'entre eux pour les prochaines récoltes. Quand pensez-vous pouvoir m'en libérer une dizaine ?

 

- La semaine prochaine, histoire de ne pas trop les traumatiser. Et les autres trouveront normal qu'ils partent avec la fin de saison des légumineuses.

 

- Parfait, nos producteurs agricoles sont ravis du travail que vous réalisez sur New York, ils voudraient du coup développer le concept sur Washington, au plus près du pouvoir.

 

- Si vous voulez mais vous savez que ce sont des années de travail minutieux, les lutins de jardin sont des êtres facétieux qui ne répondent à aucune des règles de la société humaine.

 

- Vous les avez bien dressés depuis le temps ?

 

- Pas du tout c'est encore eux qui sifflent dans le subconscient des clients quand ils veulent que leurs légumes partent avec cette personne. Ceci dit ils sont très performants d'après ce qu'ils disent et mes clients reviennent toujours satisfaits.

 

- Oui c'est sûr que tout le monde serait prêt à payer très cher pour avoir du sur mesure en matière de bonheur et de santé.

 

- Ah s'ils savaient ce que les épices doivent nettoyer en eux comme saloperies entassées !!

 

- Oui enfin, attention quand même aux quantités ! Le poison c'est la dose, comme disait Paracelse.

 

- C'est vrai. Ha en parlant de dose, quand m'envoyez-vous les flics pour une prise de stup ?

 

- Pourquoi ? Vous avez des soucis ?

 

- Non non mais ça détournera leur attention pendant que je vous fournirai les lutins de jardin. Car ces prochaines semaines mes étals vont faire une de ces gueules, ils vont dégager tellement de fragilité que même mes habitués n'en voudront plus.

 

- Ok, je ne suis pas là pour vous ruiner … On va leur faire saisir la coke et je vous fournirai d'ici là quelques infos du milieu à leur balancer, faut que vous restiez un bon indic avec de l'info béton pour être crédible.

 

- Merci, je vous mets une petite tête d'ail rosé et deux trois pains de beurre baraté ?

 

- non le beurre ça m'empâte, vous n'auriez pas une petite huile d'olive de Nyons plutôt ?

 

- J'ai une Maussane non filtrée, avec de nombreux bons esprits à l'intérieur, à partager avec les meilleures têtes de nœud de votre entourage.

 

- Ok thanks.

 

 

4 heures plus tard une femme en leg-in bleu, moulant parfaitement sa culotte de cheval, entra en déclarant vouloir faire un chili con carne pour le soir. L'épicier lui organisa les ingrédients et lui demanda si les empanadas de l'autre fois avaient fait bon effet.

- Très bon répondit-elle, mon fils a arrêté la mobylette à essence frelatée et sa sœur veut entrer dans les ordres.

- Ha, bonne nouvelle en effet ! Et pour ce soir je corse encore les dosages ou on reste sur quelques lutins modérés ?

- Ecoutez, mettez m'en deux spécialisés dans les films pornos, j'en peux plus de me faire monter par mon mari comme une grosse vache quand il mate ses cassettes.

- Bon on va essayer une menthe à l'eau que le lutin diluera dans le chili, votre mari n'y verra que du feu, mais va falloir tenir quelques semaines encore, ça ne fait pas effet tout de suite.

- Bon alors qu'avez-vous pour contrer le piment oiseau ?

- Rien, faudra prendre sur soi

- Très drôle

 

 

Un enfant entra dans l'épicerie,

- Qu'est-ce que tu veux mon grand ? lui demanda l'épicier en se penchant sur ses grands yeux rendus globuleux par des lunettes à bord rouge.

- Des bonbons

- Pour combien ?

- 140 $

- T'as cassé ta tirelire on dirait !

- C'est maman qui voudrait qu'on en mette partout dans la maison

- C'est décoratif c'est vrai, j'ai plein de couleurs différentes, tu pourras même te faire un arc en ciel permanent

- Génial et le bonbon avec un lutin d'aide aux devoirs offert c'est lequel ?

- Le malabar mon chéri ! Il y a toujours eu un super bonhomme fourni avec le chewing gum ! Quand j'étais petit, à Dacca, on avait déjà des lutins dans les bombecks, mais j'étais jeune je savais pas.

- C'est pas grave monsieur, c'est beau aussi de sourire jaune.

- T'es mignon mon petit   

 

 

Dans ce petit état de grâce de 30 m2, les clients étaient des militants du goût, de la bonté et de la liberté, ils participaient à une expérience étrange et bien sûr ils étaient en danger depuis toujours. Heureusement les lutins du vivant avaient fini par rejoindre les rangs des résistants à la vie artificielle qui envahissait toutes les villes du monde. Leur charia visait à influencer l'âme des survivants de façon subliminale, en touchant les sens uniquement, pour que le mental ne s'en mêle pas. Les bio-sentiments et les géo-utopies avaient échoué en leur temps au cours de la courte dictature qui avait suivi le putsch écologique. Avant eux, l'argent, le confort et l'éducation avaient également perdu leur temps. Il ne restait plus que l'empoisonnement invisible par petites touches incohérentes et difficiles à prouver.

 

Si New York réussissait à transformer l'être humain en un être plus simple et plus doux, alors sans doute le monde l'imiterait et une pulsation plus jolie et plus goûtue animerait peut être la planète dans son ensemble.

 

C'est comme ça qu'on avait présenté les choses à cet indien du Bangladesh qui avait vu ses parents sacrifiés par la montée des eaux et leur avait promis de faire quelque chose pour que le climat ne se dérègle plus. Promesse intenable s'il en était mais la Nasa avait identifié ce premier de la classe dans ses motivations et s'en était rapproché.

 

Au cours d'un stage de spéléologie offert aux amis des pupilles du groupe H&M, l'indien avait eu une révélation (légèrement mise en sons et lumières par la CIA). Ainsi avait-il découvert l'existence de petits êtres souterrains vivant sous des souches d'arbres et des accrétions minérales.

 

Les lutins avaient été capturés par la Nasa depuis plusieurs années. Si au début, elle ne su pas quoi faire de ces petits êtres vivant en pleine nature et selon les lois universelles de celle-ci, il y eu ensuite un plan validé en haut lieu. Ce plan consistait à annoncer minutieusement au monde l'existence d'êtres souterrains. Il valait mieux préparer le terrain, sinon, comme pour les expéditions Appollo, on se verrait un jour reprocher l'arrogance américaine et la désinformation dans la conquête terreuse, sans parler des mouvements ésotériques qui y verraient une aubaine de manipulation des masses.  Non, mieux valait entrer directement chez les gens, les convaincre un à un et in situ de la bienveillance des lutins, de leur aide inouïe dans la réalisation de tout acte de qualité, tout ce précieux travail que les petits hommes de terre, des sables et des jardins avaient effectué en biodynamique depuis 1 milliard d'années. Car il allait devenir obligatoire de vivre en harmonie avec eux pour rempoter les marchés agricoles vu que les champs étaient devenus stériles partout sur la planète.

 

New York en tant que ville phare pouvait se permettre de laisser une expérience de cette nature se dérouler en toute impunité à petite échelle et de façon clairement expérimentale (l'échec était un résultat possible). Ce projet pluridécennal porterait sur deux ou trois générations au moins. La Big apple était prédestinée depuis le début, elle qui s'était installée sur la plus épaisse fourmilière de lutins aux alentours du 18eme siècle.


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