Du rêve à la réalité.

Le contact avec l’eau fut violent, glacial, comme une gifle inattendue. Et la descente, plus longue qu’il ne l’avait imaginée. Sous la surface, il n’entendait plus que le grondement sourd du remous qu’il avait provoqué, étouffé par la pression de l’eau exercée sur ses oreilles. Il n’y voyait absolument rien et  quand il réalisa qu’il ne toucherait jamais le fond, il commença à battre des jambes et à tirer sur ses bras pour rejoindre la lumière au-dessus de lui. Il avait l’impression de faire du sur-place, comme si quelque chose d’invisible le retenait à sa cheville pour le faire prisonnier. Puis peu à peu, le noir laissa sa place au bleu qui se dégradait lentement sous ses mouvements jusqu’à la transparence.

Enfin l’air, l’oxygène.  

Il sortit de l’eau comme un boulet de canon, en poussant un cri victorieux qui se répercuta en écho sur les falaises couleur ocre qui l’entouraient.

« Joey, ça va ? » hurla une voix totalement paniquée au-dessus de lui. 

Il leva la tête, un large sourire fendit son visage. Il ne répondit pas immédiatement. Il avait le souffle court et de l’eau encore plein la bouche. Quelle idée aussi d’éclater de rire à quatre mètres de profondeur ! Il chassa les gouttes qui étaient restées accrochées à ses longs cils noirs et s’ébouriffa les cheveux dans un réflexe typiquement masculin qui visait à garder bonne allure en toute circonstance. Il bascula légèrement en arrière pour pouvoir flotter tout en ménageant ses membres déjà bien fatigués. Il s’attarda alors sur la minuscule silhouette de Gemma, aussi grande que son pouce, qui se trouvait là où il était quelques secondes plus tôt.

« Vas-y, saute !  Hurla-t-il pour l’encourager.

- Tu rigoles ! Jamais de la vie, t’es complètement malade ! »

Joey éclata de rire. On lui aurait demandé de parier, il aurait pu dire texto ce qu’elle venait de lui répondre. Quoiqu’il aurait certainement ajouté un « je suis trop jeune pour mourir » parce que Gemma avait ce côté théâtral et dramatique qui faisait des situations insignifiantes, des moments tout à fait extraordinaires. Il l’aimait pour ça, lui l’artiste qui ne vivait que pour figer l’extraordinaire dans l’éternité.

« Je te jure qu’il ne t’arrivera rien ! Tu vas voir c’est génial ! »

Mais ce n’était que la troisième fois qu’elle lui faisait le coup. Il voyait sa tignasse rousse voler au vent puis disparaitre la seconde suivante. Joey était un jeune homme très patient mais comme pour tout, il avait ses limites. Il nagea alors jusqu’aux rochers au pied de la falaise et emprunta une nouvelle fois le chemin qu’il connaissait maintenant par cœur vers le sommet. Joey n’était pourtant pas un sportif, c’était bien connu, mais il escalada la paroi comme un professionnel du genre. Et c’est à peine essoufflé qu’il apparut aux yeux de Gemma, son regard bleu brillant de malice et son éternel sourire en coin qui la faisait littéralement craquer. Et là, en contre jour, le corps moucheté de gouttelettes d’eau et ses muscles encore tout en tension de l’effort qu’il venait de fournir, il était beau à se damner. Elle aurait voulu avoir son talent artistique pour pouvoir le dessiner de la sorte et en faire une toile tendue sur son plafond.

Il alla s’asseoir à côté d’elle et se colla à elle comme une sangsue. Il était glacé et trempé et Gemma ne put retenir un petit cri de surprise. Elle essaya de le repousser mais elle y mettait tellement peu de volonté que même une actrice allemande de série B aurait été plus convaincante, voire même, oscarisable.  Il n’eut aucun mal à avoir le dessus et c’est à peine s’il avait eu à lutter pour agripper ses lèvres.

C’était comme dans un rêve. Le soleil, le ciel bleu aux nuances invraisemblables et cet immense canyon qui s’étalait devant eux à perte de vue. Ils étaient seuls au monde, pas une âme à l’horizon, juste leur Jeep garée un peu plus loin et un aigle qui tournoyait paisiblement dans l’espace sans limite.

Mais Gemma ne faisait même plus attention au cadre, absorbée par les lèvres de Joey qui emprisonnaient les siennes, capturaient son souffle et l’empêchaient de respirer. Mais à quoi bon ? Joey était son oxygène. Elle n’avait besoin de rien d’autre. Elle pouvait même se passer de ses baisers tant qu’il était là, assez près pour qu’elle puisse se noyer dans son regard. Ce n’était pas toujours comme ça, aussi idyllique, mais tous les instants qu’elle passait près de lui étaient précieux et elle n’en perdait pas une miette.

« Tu crois qu’on pourrait arrêter le monde ? Appuyer sur Stop, là, maintenant ? Murmura-t-elle la tête posée sur son épaule.

- Pourquoi vouloir l’arrêter ? Il y a tellement de choses à voir, à vivre. Des choses extraordinaires, tu peux tout faire Gemma ! Dit-il en passant son bras autour de ses épaules pour l’attirer contre lui. Si c’était encore possible.

- Mais j’ai envie que le monde s’arrête là, ici. J’ai pas envie d’aller voir ailleurs.

- Alors tu peux l’arrêter. C’est toi qui décide. »

Gemma leva la tête pour croiser le regard de Joey et lui sourit.

« Mais d’abord… Joey se leva brusquement et attrapa la main de Gemma, tu sautes cette foutue falaise ! »

Elle criait et riait en même temps, mais avec la main de Joey dans la sienne, elle se sentait en sécurité. Ils coururent tous les deux pour prendre leur élan et…

« GEMMA ! Gemma réveille-toi bon sang ! »

Gemma se redressa brusquement sur son lit et pendant une seconde, ne reconnut absolument rien de son environnement. Une chambre, deux petits lits, deux bureaux, deux armoires et une fille en peignoir rose qui la regardait comme une extraterrestre. Ca c’était déjà plus familier.

« Deidre ? 

- Bien sur que c’est Deidre ! Qui veux-tu que ce soit ? Merlin L’Enchanteur ? Ou alors le beau Joey de ton rêve, t’as pas arrêté de dire son nom ! » Déclara-t-elle avec un sourire coquin.

Gemma se passa les deux mains sur son visage en grommelant. Sa camarade de chambre était une fouineuse de première, pire qu’elle dans l’art du commérage mais elle ne pouvait s’attendre qu’à ce genre de phénomène en choisissant des études de journalisme.

« Qui c’est ce Joey ?  Demanda Deirdre en s’installant à son bureau qui avait plus des allures de coiffeuse qu’autre chose.

- Personne. Répondit Gemma en s’écroulant sur son lit, les yeux rivés sur son plafond blanc.

- Oh allez Gem’ ! C’est qui ? Tu m’avais dit que t’avais pas de petit copain ? Il est à l’école ?

- Un rêve, rien de plus. » Soupira t-elle en tirant les couvertures au dessus de sa tête.

Si seulement elle pouvait y retourner ! Mais elle commençait déjà à oublier son rêve. Elle n’était d’ailleurs plus très sûre de l’endroit… un lac ? Ou était-ce une montagne ?

« Tu crois qu’on peut arrêter le monde ? Demanda-t-elle, le son de sa voix étouffé par les draps.

- Pourquoi vouloir l’arrêter ? Il y a tellement de choses à voir, à vivre. Des choses extraordinaires, tu peux tout faire Gemma ! »

Sous les draps Gemma sourit.

A la mémoire de Joseph « Joey » Kenneth, 1995-2012.