Du rêve en bouteille

george-w-brousse

A 36 ans, Berthold se croyait fini, trop vieux. Ses genoux lui faisaient mal, et quand il buvait trop, le mal de tête l’accablait le lendemain pendant des heures – parfois la journée entière. Peu à peu, sans qu’il s’en aperçoive, sa vie s’était muée en une suite d’actions quotidiennes dépourvues d’intérêt. Se lever, pas trop tard, allumer la radio sans trop prêter attention à ce qui s’y disait, et tout un tas de merdes dans ce genre là, qui l’amenait chaque jour du matin jusqu’au soir sans se prendre les pieds dans le tapis. Il arrivait au bureau de Poste, serrait des mains et s’installait derrière son guichet. A l’occasion, il se ramenait avec un sac de croissants. La boulangerie de l’autre côté de la rue était pas trop mal, et de toute façon, on ne faisait pas de donuts dans le quartier.

Des années plus tôt – ça faisait un peu plus d’une décennie maintenant – il avait écouté une chanson en boucle, avec ces lignes « What is life without a dream / And even I know dreams can still come true ». Puis le disque avait finit par s’abimer, ou bien il l’avait perdu au cours de l’un de ses nombreux déménagements. C’était un groupe de San Francisco et, même s’il avait déjà la vingtaine passée à ce moment-là, il avait vu en eux la promesse que sa vie ne serait pas toujours fade. Après tout, lui aussi pouvait rêver de polaroïds souvenirs, de blondes nues, et d’espaces sauvages. Diplômé, embauché, alors que certains de ses camarades voyaient déjà le nœud coulant se resserrer autour de leur gorge, il se sentait libre, enfin, de faire ce que bon lui semblait, c’est-à-dire de dépenser son blé comme il l’entendait. Les premiers mois, cela consistait à se faire une nouvelle garde-robe et à tromper le temps dans les bars.

Cet été, celui qui succédait à l’achat de l’album, Berth mis sur pied un projet qu’il chérissait en secret depuis des années et qu’il n’avait jamais pu mener à bien. Il démissionna à la surprise générale : il avait largement assez de sous côté pour se payer un Paris – New-York en classe éco, et sur place, on verrait bien. Avec un peu plus de 4800$, il avait le temps de voir venir.

Ca avait duré deux mois. Deux longs mois qu’il avait passés seul pour la plupart, et dont il ne parlait pour ainsi dire jamais. Il y avait bien quelques images qui commençaient à jaunir dans une vieille boite à biscuits, de ces paysages incroyables que tout le monde avait déjà vus 100 fois à la télé, dans la presse, au cinéma, partout. Berth avait traversé plusieurs états, au moins une dizaine, à pied, en train, en stop, claqué toutes ses économies ou presque dans des bouges de routiers et dans des hôtels confortables à la périphérie des grandes villes. Puis il était rentré. Il en parlait si peu qu’on se demandait parfois si ce voyage avait réellement duré deux mois, ou si ça n’avait été qu’une semaine, et même s’il avait vraiment eu lieu.    

Tout ce qu’on savait, depuis son retour, c’était qu’il n’était plus le même. Très vite, il est devenu le sujet de toutes les réunions de famille. «  Comment va Berthold ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Va-t-il se décider à parler… » ce genre de foutaises. Telle tante conseillait un psy à ma mère, telle autre semblait au bord des larmes. La seule chose que je pouvais affirmer, c’est que mon frère avait trouvé là-bas quelque chose qui l’avait radicalement changé. Un évènement tellement formidable, qu’il passait son temps à le ressasser, parce qu’il savait que rien ne pourrait jamais lui procurer cet état de félicité, ou, au contraire, un évènement si troublant qu’il avait préféré éluder toute cette période de sa vie. J’y ai réfléchi plusieurs semaines, mais j’ai fini par opter pour la première solution. Par lâcheté, bien-sûr, mais aussi dans l’espoir qu’un jour, je pourrais moi aussi vivre un instant pareil. En attendant ce moment, je continuais de rendre visite à mon frère mais comme ça me déprimait au plus haut point, je prenais toujours soin d’avaler quelques gorgées d’un bourbon bas de gamme.

Une bonne rasade de rêve américain en bouteille.

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