Terminus Hoboken

jeff-slalom

New York, la nuit

                                       

TERMINUS : HOBOKEN

 

Le sort avait voulu que je sois envoyé au Canada. Un gaspillage insensé d'électricité, une orgie de néons fluorescents, d'enseignes clignotantes et de lampadaires qui ne s'éteignent jamais, gardant au jour ruelles, parkings et jardins. L'Amérique, la vraie. Voilà ce que je m'imaginais.

Alors que mon avion se rapprochait de la piste, le paysage que j'apercevais à travers mon hublot se résumait, au fur et à mesure qu'il se dévoilait, à quelques fermes isolées et à des hangars de stockage insignifiants. Ce paysage morne étant quadrillé par un réseau obscur de diagonales de bitume illuminées par les feux de croisement des voitures qui y circulaient.

Au cours des dix longs mois, secs et froids que dura mon séjour, mon passe-temps préféré fut de me promener seul au milieu de bois de sapins, tristes et immenses, avec pour seuls amis le crissement de mes pas sur la neige, le craquement de l'écorce et le souffle apaisant de la nature endormie. 

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Lui aussi avait vécu au Canada. Il était Dj sur une radio de campus. Sa voix résonnait dans les chambres étudiantes tous les soirs de dix-neuf heures à vingt heures trente. Seul aux commandes d'une console de studio hors d'âge, enfoncé dans un siège élimé, il espérait que ses auditeurs comprenaient le sens des morceaux qu'il diffusait.

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Lorsque le taxi me déposa au beau milieu d'un parking défoncé, non loin d'un parc à la pelouse jaunie, je ne sus que faire, ma valise calée entre deux flaques d'eau trouble. Ma montre m'indiquait que nous étions le 17 août 2006 et qu'il était 21 heures 17. 

Je me fis tant bien que mal à ma nouvelle vie. Perché au sommet d'une tour de verre et d'acier, j'œuvrais pour le renforcement des relations franco-acadiennes. Une mission qui consistait principalement à se déplacer autour de buffets afin de saisir les petits fours les plus frais et à rire aux blagues de l'attachée culturelle. Cette seconde partie étant évidemment la plus ardue. J'acceptais mon sort avec résignation, conscient que des milliers d'autres jeunes ambitieux, voués à se transformer en pion crispé, étaient déjà passés par là. Me rêvant plutôt en cavalier libre et affranchi, je m'efforçais cependant à ne pas faire de faux pas sur l'échiquier de la diplomatie.

Le week-end, j'homogénéisais la hauteur de coupe de mon gazon et je parcourais les vides greniers à la recherche de vieux jeux de société. Le père de mon collocataire m'emmenait parfois à la pêche. Il me racontait des épopées de marins basques en faisant griller des maquereaux. En hiver, je partais me promener sur la mer gelée, étendue de vagues figées et fissurées. Sous mes pas, la banquise craquait. Sous la glace, j'imaginais des bancs de poissons pâles perdus dans des abysses profonds et obscurs prêtes à me dévorer.

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En quelques semaines, il s'était senti comme chez lui. Il avait rencontré un dj fétichiste de pop suédoise. Ensemble, ils écoutaient des disques en mangeant des donuts. Il trainait parfois avec un groupe de punks adolescents. Des mecs qui jouaient du hardcore californien à la Black flag. Rien de bien transcendant pensait-il.

Son sac sur le dos, il partait, dès qu'il le pouvait, en stop. Ces voyages ne l'emmenaient nulle part en particulier. Il savait qu'il n'y avait de toute façon rien à voir sinon des carcasses de Cadillac abandonnées au bord des routes. Il aimait regarder défiler le paysage en écoutant de la country. Au cours de ses périples, il finissait ses soirées dans des bars virils, avalant pintes de bière sur shoots de Jack Daniels, croisant faux sosies de Neil Young et vrais fans de danse en carré. Lorsqu'il était trop saoul pour se tenir au bar, il partait s'écrouler sur le matelas de motels miteux, heureux. Heureux de vivre l'Amérique comme il l'avait imaginée.

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Sur la fin, j'en ai vraiment eu marre de ce pays. Leur accent, leur neige et même leur café, tout m'était devenu insupportable. Mais une fois débarqué à La Guardia, le poids de l'ennui accumulé depuis des mois s'évanouit rapidement. Je savourais mes premiers instants sur le territoire américain, une énorme part de pizza à la main, piqué dans le hall de l'aéroport, des centaines de panneaux d'affichage clignotant au-dessus de  ma tête.

Evidemment j'avais longuement réfléchi, plusieurs semaines en amont, à ce que je ferai lorsque j'arriverai. J'avais dormi pendant des années entouré de posters de basketteurs tatoués. Avec pour espoir de pénétrer un jour dans le saint des saints, le Madison Square Garden. En 1997, mon passage en troisième avait été récompensé par une paire de Nike siglée Jason Kidd. Un coup d'œil sensationnel ce Jason Kidd. Des mains agiles, une vista pas croyable. Lorsque j'appris qu'il serait présent sur le parquet ce soir là, ma décision fut prise, sans appel. Je ne sortis de la salle qu'après avoir récupéré la serviette que Jason avait utilisée pour éponger son crâne chauve.

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Lorsqu'il descendit de l'avion, son t-shirt volait au vent. Il avait l'impression de revenir chez lui après un long voyage. Il huma l'air frais du matin et rabaissa ses lunettes de soleil, satisfait de la journée qui s'annonçait.

Sans réfléchir, il prit le bus pour le nouveau Monde. Le Queens n'était finalement qu'à quelques arrêts de l'aéroport. Des échoppes mexicaines, chinoises et jamaïquaines se succédèrent. Des avenues bruyantes et bouillantes, un capharnaüm de carrosseries multicolores et le bruit sourd du métro aérien. Sur les trottoirs, une mosaïque de gueules cassées. Au coin d'une rue, il commanda un hot dog et un sprite, puis s'aventura dans les allées d'un parc. Il finit par s'asseoir sur des gradins aussi bas que rouillés.

Un antillais en débardeur, maigre et nonchalant, se posa près de lui. Après avoir oté son bonnet, il s'appuya sur ses coudes pour profiter du soleil. Aux pieds des gradins, des joueurs s'échauffaient, le match allait débuter. L'autochtone lâcha dans sa barbe quelques commentaires racistes sur les asiatiques et se tourna vers lui, comme pour obtenir son approbation. C'est ainsi que la conversation s'engagea. Il ne connaissait absolument rien à ce sport étrange, mais il évoqua Alex Rodriguez. Un nom qu'il avait photographié dans l'avion. Celui d'un gamin de Manhattan qui jouait pour les Yankees de New-York pour 25 millions de dollars la saison. En guise de réponse, son voisin sortit un sachet de weed et roula un gros stick d'herbe odorante.

Il ne comprenait rien aux règles, mais observait avec attention les secs coups de battes, les gestes brefs et nerveux, les regards tendus ou à la sueur sur les tempes. Le claquement de la balle sur les gants de cuir le captiva un long moment.

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Le lendemain soir, j'avais rejoint des amis dans l'Upper East Side. Des anciennes connaissances de mes années étudiantes devenues avocats ou traders. Réunis autour d'une table en bois brut, ils m'invitèrent à bénir les asperges et le saumon. Ce que je fis, tout en observant leurs visages pieux.

En guise de promenade digestive, nous traversâmes Central Park lentement, profitant de la douceur du printemps. La fiancée d'un de mes amis avait obtenu des invitations pour le vernissage de la première exposition d'un artiste obscur. Je me retrouvais rapidement sur une terrasse offrant une vue panoramique sur Manhattan, à boire des cocktails offerts par un serveur en costume blanc qui avait fait de son shaker une extension naturelle de son membre droit. Je sirotais ma Vodka-Martini, un peu perdu, au milieu de femmes trop belles pour moi. Après avoir divagué un moment entre des œuvres que je ne comprenais pas, je décidai finalement de quitter mes hôtes, pour me perdre dans l'immensité lumineuse qui s'étendait à mes pieds.

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Il avait retrouvé son vieux pote Jack. Un baroudeur anglais qu'il s'efforçait de ne pas perdre de vue. Il l'avait vu pour la dernière fois six mois auparavant. Ils s'étaient quittés au petit matin aux urgences d'Edinburgh. Jack sous speed, tenait son pied ensanglanté, transpercé par la pointe aiguisée d'une grille qu'il avait voulu escalader. Lui, riait franchement en lui tapant dans le dos.

Pour célébrer leurs retrouvailles, ils descendirent quelques margaritas dans un bar d'expatriés australiens. Ils avaient vu la promotion à l'entrée. 2 cocktails pour 5 dollars, plutôt un bon plan. Après avoir empilé quelques verres, ils se rendirent compte que des mecs nourris aux protéines leur proposaient une partie de fléchettes. Surtout ils se firent accoster par deux texanes déjà saoules. Il était temps de mettre les bouts.

Tanguant de rades en rades, il écopait consciencieusement ses godets, rencontrant une flopée d'énergumènes qui se moquèrent tous de son accent. Jack l'amena dans tout un tas d'endroits dont il ne retiendrait pas grand-chose. A peine se souvenait-il de filles en bas résilles limés qui jouait - mal - de la guitare dans une cave, d'un grand-père italien qui lui avait fait une offre qu'il ne put refuser, d'une chicha fumée, vautré sur un énorme pouf psychédélique ou de nouilles pâles et gluantes ingurgitées dans une cantine de Chinatown sur le coup des 3 heures.

La nuit, il voulait danser. Il ordonna à Jack de leur dégoter un club, imaginant les nuages de fumée compacte et les silhouettes mouvantes transpercées par des lasers fluorescents. Pris par son enthousiasme éthylique, il n'avait qu'une envie : se coller la tête contre des enceintes gigantesques, à s'en faire exploser les tympans. Ils filaient dans les rues qui se vidaient doucement. Ils échouèrent dans un after garage.

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Je déambulais paisiblement, suivant les mouvements de foule, me perdant dans un réseau géométrique de rues et d'avenues perpendiculaires les unes aux autres. Un homme qui n'était finalement plus qu'une ombre au milieu du flux humain me tendit un flyer. Une soirée garage. Je le glissais distraitement dans ma poche. Pensant à mes neuf derniers mois au milieu des bois canadiens, je goutais le plaisir simple et incomparable du retour à la ville. Mes pas foulant le bitume, mes épaules butant dans celles, inhospitalières, de noctambules pressés et mes poumons remplis par l'azote recraché par les machines. Tout autour de moi, des tours infinies s'élançant vers la nuit noire. Je suivis un itinéraire tout aussi aléatoire que compliqué et finis par me retrouver devant un club à la devanture anthracite. Celui du flyer. Dix dollars pour pénétrer dans cette petite salle basse et sombre, bondée de vestes en cuir et de mini-jupes à paillettes. Les murs vibraient. Je compris assez vite que mes oreilles bourdonneraient pour les trois prochains jours. Les yeux mi-clos, je me laissais entrainer par les guitares. Dansant comme un damné, je m'imaginais, seul, illuminé et scintillant au centre du dance-floor. A New York. La tête en arrière, un sourire sur les lèvres.

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Lui non plus n'avait pas pu résister aux assauts du Dj. Et les quelques grammes d'éthanol qui circulaient dans son sang ne l'incitèrent pas à aller se figer sur une banquette inconfortable. Il donnait tout ce qu'il avait, seul au centre d'un cercle de danseurs observant sa gestuelle improbable. Les morceaux se succédèrent jusqu'à ce qu'il perde haleine. Le cœur au bord de l'implosion, il fit une pause afin de reprendre son souffle. Il s'assit dans un coin tranquille et s'alluma une clope.

Une asiatique dont l'ombre se découpait dans l'obscurité lui fit remarquer qu'il était interdit de fumer, mais qu'elle ne dirait pas non s'il lui en offrait une. Il leva alors la tête pour découvrir des talons, puis un corset et enfin des cheveux noirs de jais. Il dégaina une cigarette.

Les présentations furent rapides et il embraya sur des allusions sexuelles qui devinrent rapidement des franches propositions. Rien à perdre sur ce coup-là. La fille restait et renchérissait. Une cinglée sans aucun doute. Il en eut la confirmation lorsqu'elle sortit un sachet de coke. Le nez encore poudré, elle lui tendit la drogue en souriant. La tournure des événements ne le fit pas frémir, il sortit de sa poche un billet d'un dollar tout froissé qu'il s'appliqua à rouler en paille.

Évidemment qu'il voulait la raccompagner, mais pas sans une dernière trace et surtout pas sans Jack. Elle répondit dans un clin d'œil que ce n'était pas un problème. L'anglais apparut alors, titubant au bras d'une autre beauté.

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Le taxi avait déjà emprunté le tunnel sous-marin et filait à bonne allure. Les premiers blocs du New Jersey étaient derrière eux. L'horizon n'était plus que béton, immeubles défraichis, panneaux publicitaires et devantures assoupies. Il apercevait comme dans un flash des hommes qui trainaient des charriots plein de victuailles, des banlieusards qui attendaient le premier bus pour aller javelliser le carrelage aseptisé des fast-foods de Manhattan, des flics aux cernes profondes qui finissaient leur tour de garde et des femmes voutées qui sortaient, les bras serrés, du HLM en briques qui les abritaient. Il avait l'impression de flotter dans la clarté du petit matin. Il se tourna vers elle. Elle venait de poser sa tête contre son épaule, mais continuait de renifler violemment. Il savait depuis le début que l'affaire était dans le sac. Il remonta doucement sa main sur la cuisse douce, ferme et prometteuse. Il croisa le regard du chauffeur dans le rétroviseur. Il avait l'impression qu'il essayait de lui dire quelque chose.

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C'est à ce moment-là que je me suis rendu compte qu'il m'observait. Son t-shirt était tâché et il portait ses lunettes malgré l'heure matinale. Surement savait-il depuis longtemps que je finirai par le trouver, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il se cache dans les méandres de mes synapses. Je ne sais pas depuis combien de temps nous cohabitions à l'intérieur de mon crâne, peut être depuis la veille, surement depuis toujours, mais le choc fut violent. La descente fut immédiate. Une lame, vivace et brulante, me traversa l'estomac.

D'un coup, New York se ternit, recouvert par l'obscurité de mon esprit. Il me semblait que nous avions quitté Manhattan depuis trop longtemps. Je ne comprenais pas ce que je faisais dans ce taxi avec une femme que je ne connaissais pas et qui portaient sur son visage les stigmates d'une nuit déjà trop agitée. Prostré contre la portière, je n'osais plus la regarder. Ma main s'était arrêtée à quelques centimètres de son entre-jambe. Le souffle court, elle me murmura quelques mots dans un langage exotique.

Il s'approcha alors de moi tranquillement et me susurra à l'oreille les paroles d'une chanson que j'avais trop souvent écoutée.

« Ce que j'ai fait ce soir-là, ce qu'elle a dit ce soir-là »

L'effet fut immédiat. Ma main, comme soudainement devenue autonome, revint à la vie. Quelques secondes plus tard, mes doigts effleuraient le coton de sa petite culotte.

« Réalisant mon espoir, je me lance vers la gloire »

Triturant mes viscères de façon obscène, la lame s'enfonça profondément.

Cette asiatique était un homme.

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