Du sang et du sel
thib
Louis vivait sur une péniche. Mais même sans ça, il aurait eu l'air d'un marin. Il aurait eu l'air de ces hommes qui ont tout donné, et à qui ça n'a pas suffi. Rien qu'à le regarder vous compreniez ce qu'il disait mieux qu'avec des mots. Et ça, c'était une bonne chose étant donné que Louis était flamand et que j'ai jamais entravé cette langue. Le flamand ça s'efface. C'est dur, mais d'une dureté de craie. Alors ça s'efface. Louis on le comprenait mieux que tous les autres qui parlent français et qui ne savent rien dire. Il parlait en entier. Et il vivait sur une péniche. Il avait toujours une goutte de tristesse qu'on entendait tomber au fond de ses yeux. Il était amoureux. Et au milieu de sa péniche, il avait sculpté une femme. Il était amoureux. Il caressait tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il désirait, tout ce qu'il ressentait. Et à force, ça lui avait fait des mains tellement lumineuses qu'on pouvait à peine les regarder. On était obligés de se tourner vers ses yeux.
Il vous caressait quand il vous parlait. Ses doigts tremblaient quand il vous regardait. Il répétait un mot, les yeux graves, légèrement au dessus de vous. Le mot venait là, sur ses lèvres, éclore, doucement, et on voyait comme il l'aidait, comme il en dépliait tendrement les feuilles et les nœuds. C'était votre prénom. Et puis il souriait, avec un petit ronronnement de plaisir qu'on n'entendait pas mais qui existait malgré tout dans la fumée de ses cigarettes. Même son chapeau aimait les femmes. Même son chapeau, lorsqu'il mettait avec lenteur un mégot à sa bouche, et qu'il tirait dessus tout aussi lentement, et ça aurait pu être solennel si il n'y avait eu ce sourire et la grâce de sa main ; même son chapeau semblait vous avoir déjà connu et garder un secret que vous seul pouviez comprendre. Son grand manteau trainait par terre. Il était grand, son manteau, presque aussi grand que lui. C'était un peu un manteau d'ombre. Son ombre. Qu'il déposait sur ses épaules soigneusement, avec toute la joie qui peut venir d'un geste quand il aime.
On aurait du mal à imaginer deux personnages plus mal assortis que Louis et Lieven. Mais le marin et l'ancien cycliste, ils s'aimaient sans s'en rendre compte je crois. Je me souviens de cet après midi de printemps où on flânait dans les vieilles rues de Gand. J'étais entré dans une de ces boutiques où je ne mets jamais les pieds d'ordinaire. Celles qui s'habillent avec des cartes postales, des écharpes et des répliques miniatures de la célébrité locale. Je cherchais, justement, une belle carte. Ramener un peu de voyage à quelqu'un qui veut partir mais n'ose pas, à quelqu'un qui en a besoin mais en est incapable, ça ne tue personne. J'en avais trouvé une avec la mer. La mer, c'est bien, même en noir et blanc et datée des seventies. La mer, ça n'a pas bien changé d'ailleurs depuis les seventies, ça donne toujours envie. C'est peut être le sel.
A part ça on ne cherchait rien. Le souvenir était bien là. Gand, c'est des pavés qui tirent des flèches dans le ciel, c'est de l'espace, ça donne envie de se perdre et de sourire mais c'est un peu trop petit pour qu'on s'égare vraiment. C'est une ville bâtie comme un morceau de musique. Avec de la lumière, du silence, et de grands mouvements de violon, des toitures de flûtes, des allées de piano, et des mains et des mains et du sang pour faire sonner tout, des gens de chair et de bruits. On était dans le vieux Gand. On se racontait… ça, j'ai oublié, on se racontait. Je devais te dire quelque chose à propos de moi, et comme ça n'arrive pas si souvent que ce qu'on croit, tu écoutais. Tu écoutais et pourtant je ne faisais que mettre des mots sur des passés que tu avais déjà compris.
Ou bien je te disais à l'instinct, par ici, ou par là, ou bien cette rue, ou cette autre. C'était le jeu. On allait de note en note dans la partition de la ville comme deux qui n'auraient pas su jouer d'un instrument. D'ailleurs je ne sais pas. Tant pis. Tant mieux. Il n'y a plus qu'à l'écouter. On a pris cette ruelle. C'était à l'ombre et même il faisait un peu frais, après le plomb que le soleil nous écrasait dessus. Y avait une enseigne de bar, avec juste une table et un banc, un parasol. Pas de terrasse. Mais des quantités de pancartes vieillies, à moitié effacées, du vieux bois, des clopes écrasées et des verres sales autour de bouteilles vides. Le genre d'endroit qui ressemble un peu au bordel qu'il y a parfois en moi. Du genre à se sentir chez soi, et facilement.
J'me souviens de cette vieille porte un peu branlante et surtout tout à fait fermée dans la rue. De la chaleur qui nous a pris, venue de nulle part. Il y avait une galerie en face. On est entrés. C'étaient de petites choses, ces peintures. Il y en avait qui se faisaient passer pour des photos, d'autres un peu plus déjantées, au fond, dans les recoins. On faisait bien le tour de tout. Comme ça. Avec nos yeux et nos oreilles. Tu me disais que tu pensais que c'était fermé. Mais il y avait ces bouteilles vides sur la table et on a fait le tour, bien appliqués, de cette galerie en attendant que passe le duvet de la chaleur. Quand il n'est plus resté grand-chose de son feutre, quand on a regardé les tableaux suffisamment longtemps pour oublier chacun d'eux. On est sortis et on s'est installés à cette table comme on aurait pu s'installer chez nous. Plus loin, il y avait un de ces hommes un peu ridicules qui portent un short de cyclisme et un t-shirt quelconque et ça ne va pas vraiment avec leur barbe, leurs yeux d'enfants et leur voix douce. Ni avec leurs épaules larges, ni la casquette, ni cette joie un peu amère qu'ils ont à rencontrer, à s'exposer. Pas du tout. Et encore moins avec ces petits cigares malodorants qu'on finit par mâcher tellement c'est dégueulasse à fumer.
Plus loin, il y avait en fait Lieven, le patron du bar. Et quelques heures plus loin encore, quand la fraîcheur se serait contentée des grandes rues, il aurait mis un chandail, un chandail de femme à très grosse maille, violet. A ce moment là ça faisait longtemps qu'il avait cessé d'être ridicule et Louis nous avait rejoints. Heureusement qu'il connaissait un peu de français. Avec lui et Louis et cette façon qu'ils avaient de dire et de rire, j'avoue que j'aurais bien aimé savoir un peu de néerlandais malgré tout. Ils se disaient des choses comme deux bouchers heureux, dans cette langue de chair à vif. Ils se tapaient gentiment sur l'épaule et puis ils nous faisaient de grands gestes avec le drapeau de note idiome pour qu'on participe. Mais la vie, quand elle leur arrivait, on y pouvait rien, elle venait en flamand.
Tu te souviens, toi, de leurs rires qui tremblaient ? Du plafond de son bar, où Lieven avait accroché des centaines de vélos, son bar sans lumière et encombré d'un si formidable boxon qu'on était à peu près sûr de ne poser qu'un pas sur trois par terre. De la bière qui n'avait plus de goût parce, parce que tout le reste, pardi, en avait bien trop. Sauf la dernière. Parce qu'il y avait eu un moment une envie d'accorder tout, y compris ce qu'on buvait. Mais celles d'avant. On aurait pu boire de l'eau. De la tisane. Du jus de chaussette et être tout aussi ivres. Avec l'amitié qu'ils mettaient dans les manches de leurs regards. Leurs questions simples et puis ce vieil accordéon rafistolé, qu'ils ont tenu chacun leur tour comme un trésor et qui manquait de souffle entre les mains de géant de Lieven. Et qui avait l'air d'une femme entre celles de Louis. Oh, alors, rien qu'à les voir, comme ça, à les entendre on voulait en faire partie. Rire avec eux, les toucher, avec les mains ou bien sa joie, et puis on hésitait parce qu'il y avait comme une grâce dans cette après midi de mai un peu farouche qui avait beau être là, on ne savait tellement pas comment qu'on avait un peu peur de l'effrayer.
Tu te souviens de Louis, qui te parlait de sa statue de bois, et qui mettait devant toi la forme qu'en gardaient ses mains pour mieux te faire voir ? Du soleil un peu plus haut sur le mûr ? De ta timidité vaincue, assise là avec nous à boire des bières alors que toi, franchement, ça n'a jamais été ton thé. Oh c'est vrai je pensais au début, innocemment, qu'on allait juste boire quelque chose et puis, tu sais, recommencer à ne rien chercher. Mais comme souvent, quand on ne cherche pas, on est bien plus libre de trouver. C'est là que viennent nous trouver les autres, aussi. Enfin, en tout cas, c'est là qu'ils me trouvent. Toujours.
Moi, tu as deviné, je me souviens. Des silences où ton trouble battait comme un cœur sous un drap. Des yeux qui se frôlaient. Du ciel, du goût de l'air et le grand orchestre de la ville autour de nous. Je me souviens de leur tristesse. Cette tristesse des hommes qui se sont fait quitter mais n'oublient pas d'aimer encore. De ton envie de le serrer contre ta poitrine que tu avais peur de montrer. De la confusion que Louis jetait sur toi comme une clarté dont tu avais manqué. C'était un homme et tu étais une femme, et tes yeux voulaient toucher ses yeux et ta main voulait couvrir la sienne et toi tu n'osais pas. Parfois on sait ce qu'il convient de faire, on sait où tout se rend, mais on n'ose pas, par manque d'habitude. Par inquiétude. Par excès de soi, peut être. A un moment, tu sais, ils avaient beau avoir parlé flamand, j'ai tout compris et je ne sais pas comment. Mais c'était toi, surtout, toi que je comprenais.
Toutes les ombres avaient coulé de ton visage et de ta voix. Toutes. Je te voyais chérir avec des larmes invisibles la braise qui s'était ravivée, sous les ailes de ta poitrine, le bouillonnement tendre qui neigeait un peu dans tes paumes, je te voyais. Et l'éblouissement de ta fatigue, et ton désir comme un chat contenté, ta peau, aussi, ta peau avait pris de l'éclat. C'était bon, de retrouver de l'appétit dans ces lèvres que, sans t'en apercevoir, tu avais mordillées une fois ou deux et qui avaient un peu gonflé sous l'appel fait au sang. Bon de voir chaque sourire coulisser le long de ton échine avant qu'il se déploie comme un fruit mûr. Bon d'un seul coup de te sentir, au milieu des cigares et des cigarettes, parce que ton odeur aussi se réveillait, ton odeur fleurie, comme celle d'un champ de narcisses après la pluie. Et même si le vent pouvait toujours chanter en passant dans tes os, même si, maintenant, il a fait un peu froid depuis, te voir de nouveau peser sur terre, tu sais, c'était quelque chose. Te voir comme ça, travaillée par un émerveillement d'enfant, ça vous rentrait dedans comme le printemps et en même temps. Je te dis pas le nombre de portes et de fenêtre que ça ouvre, des courants d'air pareils.
Louis disait qu'il vivait sur sa péniche. Ce n'est qu'en partie vrai. Louis, il vit un peu partout, et toujours quelque part. Ça ne s'oublie pas. Il avait déjà tout dit. Tout consenti, tout donné. Puis tout recommencé. Il avait finalement tout laissé sauvage. Et ce qui ne l'était pas encore, il l'avait rendu ainsi.
J'ai tellement de phrases coups de coeur que je ne sais plus par laquelle commencer. Merci Thib ;)
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Ah ah pas de quoi Carouille, tout le plaisir est pour moi, vraiment.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Moi je l'aime ton bordel et aussi tous ceux qui le font vivre !
· Il y a environ 9 ans ·lilu
Toi, m'zelle... tu me fais sourire tout grand, avec tes phrases lancées comme ça, comme de grandes tendresses. J'espère que ton bordel à toi se porte bien. Qu'il est fécond. Et sans mauvais jeu de mot, hein ! Bises.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Je ne me suis connectée que pour ce texte, à cause de son titre, j'ai bien fait, vraiment bien fait, pas déçue.
· Il y a environ 9 ans ·hel
Tu m'en vois tout à fait ravi. Vraiment. Je ne sais pas bien quoi dire. Merci ? Merci.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Que d'émotions et de sensations diverses en lisant ce texte. Je n'ai pas de mots et ils seraient inutiles. Vos lignes sont magnifiques et la musique associée est absolument bouleversante. Merci pour ce moment de lecture.
· Il y a environ 9 ans ·ade
Ade, merci beaucoup... c'est évidemment bouleversant de bouleverser. Merci pour ce moment de lecture et de ressenti.
· Il y a presque 9 ans ·thib