Eatinéraire d'enfance

lilaa

Un voyage en enfance à la redécouverte du "manger"

C'est le flou chronologique, mais il y fait toujours soleil. Une main épluche une pomme de terre, le ruban jaune et beige tombe en cercles, c'est fascinant, dessous la chair luit, beauté. « A moi à moi ! »… Mais non, je suis trop petite, je risquerais de me couper, c'est réservé aux Grands. « Equeute plutôt les haricots verts. » Tout ce que je n'aime pas faire. La même main écosse à présent des petits pois, ça c'est rigolo, ils glissent dans leur coque comme sur un toboggan. Dans le saladier, les billes vertes massent les doigts et chantent la mer. J'attrape une poupée et la future purée devient une piscine à boules fluo dans laquelle jouer. La teurgoule cuit dans le four, sa croute est brune. Dans l'assiette, je m'en débarrasse, je me contente du riz sucré à l'odeur de cannelle. Mais c'est le meilleur la croûte ! clame-t-elle. C'est le meilleur, c'est le meilleur…. Menteuse.

Le meilleur, c'est la mie, que je creuse au plus loin possible de mes doigts d'enfant, puis que je compacte et roule en bille. Le meilleur, ce sont les petits cocos du lapin dans la cocotte, qu'il faut chercher parmi les rondelles de carotte. Le meilleur, c'est racler avec le pain le reste de crème fraiche qu'a collé dans la poêle, et se le laisser pour la fin. Le meilleur, c'est la partie dure et foncée du jambon de Bayonne qui se détache toute seule, ou encore, le jus qu'on verse dans le puit de purée. Le meilleur, c'est la feuille d'oseille humide que je vole dans le jardin. Je n'ai pas le droit, c'est mauvais pour l'estomac, mais j'y plante mes dents de lait, l'acide m'attire déjà.

Dans le jardin, justement, il y a les fleurs blanches des trèfles dont les pétales, écrasées sous les dents, sont sucrés à la racine. Je cours jusqu'au poulailler, les œufs sont encore chauds, et de la paille y reste collée par un peu de caca. Je ramène les œufs, très attentive où j'y pose mes doigts. L'été, les épines de pin prennent feu dans le jardin, au milieu d'un tourbillon d'insectes : c'est l'époque des éclades de moule. Autour du bucher à l'odeur de résineux, on sautille pour fêter l'apparition des chairs jaunes sous les coques. Un désaccord ? Nous tirons à la pioche dans le potager, 7 avenue des radis, la gagnante sera celle qui aura cueilli le plus joli. Déception quand il est petit, joie quand il est rebondi. J'ai mon petit jardin à moi, qui sent bon les queues de tomates, et que je décore de galets et de pâquerettes. Et puis il y a la verte verticalité des forêts de l'enfance, où l'on crie en découvrant le champignon sous la feuille, et où l'on marche à deux pieds sur les châtaignes cachées coquinement sous leurs coques.

Plus tard, j'attends qu'elles éclatent près de la cheminée. En attendant, il y a toujours des choses à voler. L'index qui fait trempette dans la casserole, il vient nourrir la bouche d'une crème anglaise encore tiède. Idem pour les pots de semoule au caramel, dans lesquels mon ongle a laissé une trace éloquente. Mamie pas contente. Chut, ne pas faire de bruit quand on ouvre l'armoire à pharmacie : j'y chaparde les cachets de solutricines, dont le coté citron acide fond sur la langue. Ah, mais c'est déjà la galette des rois ! Dans la cuisine, le jour de mon couronnement, moi princesse je triche et soulève la croûte pour voir. Une fois ma part engloutie, je me désaltère avec un breuvage de mon invention : le coca-orangina.

Volontaire je suis alors pour tout faire. Jeter les épluchures de carotte dans le fumier. Décortiquer la carcasse du poulet (pour une fois qu'on a le droit de mettre les doigts dans le gras). Essorer la salade dans le torchon en la secouant dans tous les sens. Frapper au balai les branches du noyer pour y faire tomber ses fruits... J'ai les ongles noirs dessous. La faute au cassis, contre lequel j'ai engagé un bras de fer avec plaisir : pressé de toutes mes forces dans les collants, il a saigné une gelée chaude, mmm, saigné à s'en lécher les doigts.

Ah, la belle époque sans repère, où maman est juste extraordinaire… Mais si, ne mange-t-elle pas la peau des oranges ?!

Et puis un jour, on grandit, on gagne de l'appétit. On s'achète de beaux couteaux, de jolis bocaux. On découvre le sel à la truffe, et le thé matcha. La carotte violette, et la burata. La pâte miso, le lard de colonata. On brunch, on tapas, on sunday-roast, on izakaya. Mais au détour d'une madeleine ou autre, de temps en temps, on ré-ouvre le frigo de notre enfance, pauvre mais merveilleux, et on se souvient. On se souvient que petit aussi c'était bien.

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