Ecrire ? Trop dur...

blanche-dubois

Flaubert avait un mal fou à écrire. C'est plus facile d'écrire sur sa propre vie intime de parisienne délurée ou d'ex première dame que sur une grosse beauf de la province normande. Jugez-en.

Avant de lire, petites précisions :

Flaubert exprime sa difficulté d'écrire Madame Bovary à une dénommée Louise Colet. Elle fut le "coach" de Flaubert. Poétesse et animatrice d'un salon littéraire très connu à l'époque. Elle a introduit Flaubert dans le cercle des écrivains qui compteront. Louise, femme cultivée et libérée, en quelque sorte un modèle, n'a pas laissé beaucoup de traces. Emma, ce prénom actuellement à la mode, oui...Peindre la médiocrité et les histoires salaces d'une petite-bourgeoise sans aucun intérêt était sans doute un moyen de marquer le coup. Voire deux coups : en s'imposant des contraintes d'écriture, Flaubert pose les bases du behaviourisme américain et du nouveau roman français.  Enfin le deuxième coup et défi majeur, faire du Catherine Breillat avec une femme en corset!  J'imagine les souffrances de Flaubert face à cette époque imbécile sans aucune ouverture vers grand chose. J'ai comme l'impression que la France actuelle régresse nostalgiquement vers certains schémas étouffants de ce siècle : une certaine forme de censure est à l'œuvre.

La question que je me suis posée à la relecture de ce roman : les contraintes d'écriture font-elles l'intérêt d'un texte ?

Auparavant, j'ai lu Madame Bovary à 16 ans et je me suis dit en refermant l'ouvrage : Blanche, il ne faut surtout pas devenir ce genre de femme. Prends sur toi la morne réalité et dépasse là plutôt que de vivre dans des rêves sans issue. Et puis "la Bovary" me rappelait étrangement quelqu'un de proche. Car on parle encore de bovarisme: "comportement semblable à celui de Madame Bovary, se réfugiant dans l'imaginaire pour fuir la réalité".
La Bovary a sans doute réveillé en moi la volonté de résister à la facilité, la stérilité de l'imagination. L'imagination fainéante, passive, névrotique, prémisse d'une maladie mentale. Moi-même quand je "flanche", je me demande aussi si je ne suis pas à deux doigts de la bêtise. D'ailleurs, David Lynch l'a dit : la rêverie est néfaste à l'imagination contrairement aux rêves. Subtil distinguo de Lynch. Faire, créer à partir de rêves : il reste la volonté.

Donc Madame Bovary est un livre féministe sans l'être. Emma Bovary est une incapable, une fille paumée qui fait du shopping pour tromper son ennui et qui regarde des séries TV à l'eau de rose sur son smartphone en épiant les SMS lubriques de ses amants. Alors les filles, prenez garde à vous, restez sur vos gardes, prenez soin de vous, entourez vous bien sans viser la perfection.
20 ans plus tard, Tolstoï écrit Anna Karénine , une femme qui assume !

L'écriture de Madame Bovary : un sacerdoce nécessaire

« Tu n'as point, je crois, l'idée du genre de ce bouquin. Autant je suis débraillé dans mes autres livres, autant dans celui-ci je tâche d'être boutonné et de suivre une ligne droite géométrique. Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l'auteur absente. Ce sera triste à lire ; il y aura des choses atroces de misère et de fétidité. »

A Louise Colet. 31 janvier 1852.

« J'ai le regard penché sur les mousses de moisissure de l'âme. Il y loin de là aux flamboiements mythologiques et théologiques de Saint Antoine. Et de même que le sujet est différent, j'écris dans un tout autre procédé. Je veux qu'il n'y ait pas dans mon livre un seul mouvement, ni une seule réflexion de l'auteur.»

A Louise Colet. 8 février 1852.

« Toute la valeur de mon livre, s'il en a une, sera d'avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une analyse narrative). »

A Louise Colet. 20 mars 1852.

« J'ai passé une mauvaise semaine ; je me sens par moments stérile comme une vieille bûche. J'ai à faire une narration. Or le récit est une chose qui m'est très fastidieuse. Il faut que je mette mon héroïne dans un bal. Il y a si longtemps que je n'en ai vu un que ça me demande de grands efforts d'imagination. Et puis c'est si commun, c'est tellement dit partout ! Ce serait une merveille que d'éviter le vulgaire, et je veux l'éviter pourtant. »

A Louise Colet. 2 mai 1852.

« Bovary m'ennuie. Cela tient au sujet et aux retranchements perpétuels que je fais. Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l'effet sensible sont loin de ma manière naturelle. Dans Saint Antoine j'étais chez moi. Ici, je suis chez le voisin. Aussi je n'y trouve aucune commodité.»

A Louise Colet. 13 juin 1852.

« Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n'est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu'on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c'est que personne n'a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi ; mais quant à l'exécution, que de faiblesses, que de faiblesses, mon Dieu !). Il ne me paraît pas non plus impossible de donner à l'analyse psychologique la rapidité, la netteté, l'emportement d'une narration purement dramatique. »

A Louise Colet. 22 juillet 1852.

« Je suis, en écrivant ce livre, comme un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. »

A Louise Colet. 26 juillet 1852.

« Tu verras qu'il m'a fallu descendre bas, dans le puits sentimental. Si mon livre est bon, il chatouillera doucement mainte plaie féminine. - Plus d'une sourira en s'y reconnaissant. J'aurai connu vos douleurs, pauvres âmes obscures, humides de mélancolie renfermée, comme vos arrière-cours de province, dont les murs ont de la mousse. - Mais c'est long... c'est long ! »

A Louise Colet. 1er septembre 1852.

« Je vais maintenant entrer dans une longue scène d'auberge qui m'inquiète fort. Que je voudrais être dans cinq ou six mois d'ici ! Je serai quitte du pire, c'est-à-dire du plus vide, des places où il faut le plus frapper sur la pensée pour la faire rendre. »

A Louise Colet.4 septembre 1852.

« Mais comment faire du dialogue trivial qui soit bien écrit ? Il le faut pourtant, il le faut ! Puis, quand je vais être quitte de cette scène d'auberge, je vais tomber dans un amour platonique déjà ressassé par tout le monde et, si j'ôte de la trivialité, j'ôterai de l'ampleur. Dans un bouquin comme celui-là, une déviation d'une ligne peut complètement m'écarter du but, me le faire rater tout à fait. Au point où j'en suis, la phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie. »

A Louise Colet.13 septembre 1852.

« A la fin de ce mois j'espère avoir fait mon auberge. L'action se passe en trois heures, j'aurai été plus de deux mois. - Quoiqu'il en soit, je commence à m'y reconnaître un peu. Mais je perds un temps incalculable, écrivant quelquefois des pages entières que je supprime ensuite complètement, sans pitié, comme nuisant au mouvement. »

A Louise Colet.7 octobre 1852.

« Ce sera, je crois, la première fois que l'on verra un livre qui se moque de sa jeune première et de son jeune premier. »

A Louise Colet.9 octobre 1852.

« L'enchainement des sentiments me donne un mal de chien, et tout dépend de là dans ce roman. ; car je maintiens qu'on peut tout aussi bien amuser avec des idées qu'avec des faits, mais il faut pour ça qu'elles découlent l'une de l'autre comme de cascade en cascade, et qu'elles entraînent ainsi le lecteur au milieu du frémissement des phrases et du bouillonnement des métaphores. »

A Louise Colet. 22 novembre 1852.

« Je suis gêné par le sens métaphorique qui décidément me domine trop. Je suis dévoré de comparaisons, comme on l'est de poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser ; mes phrases en grouillent. »

A Louise Colet. 17 décembre 1852.

« J'ai été cinq jours à faire une page ! (...) Ce qui me tourmente dans mon livre, c'est l'élément amusant, qui y est médiocre. Les faits manquent. Moi, je soutiens que les idées sont des faits. Il est plus difficile d'intéresser avec, je le sais, mais alors c'est la faute du style. (...) Si je voulais mettre là-dedans de l'action, j'agirais en vertu d'un système, et gâterais tout. - Il faut chanter dans sa voix, or la mienne ne sera jamais ni dramatique ni attachante. - Je suis convaincu d'ailleurs que tout est affaire de style, ou plutôt de tournure, d'aspect. »

A Louise Colet. 15 janvier 1853.

« J'ai relu tout cela avant-hier, et j'ai été effrayé du peu que ça est et du temps que ça m'a coûté (je ne compte pas le mal). Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j'en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. C'est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent. »

A Louise Colet. 29 janvier 1853.

« Ma torture à écrire certaines parties vient du fond (comme toujours). C'est quelquefois si subtil que j'ai du mal moi-même à me comprendre. Mais ce sont ces idées-là qu'il faut rendre, à cause de cela même, plus nettes. Et puis, dire à la fois proprement et simplement des choses vulgaires ! c'est atroce. »

A Louise Colet. 27 mars 1853.

« Comme je vais lentement ! Et qui est-ce qui s'apercevra jamais des profondes combinaisons que m'aura demandé un livre si simple ? Quel mécanique que le naturel, et comme il faut de ruses pour être vrai !. (...) Ce qui fait que je vais si lentement, c'est que rien n'est tiré de moi ; jamais ma personnalité ne m'aura plus inutile. (...) Tout est de tête.»

A Louise Colet. 6 avril 1853.

« Dieu ! que ma Bovary m'embête ! J'en arrive à la conviction quelquefois qu'il est impossible d'écrire. J'ai à faire un dialogue de ma petite femme avec un curé. - Dialogue canaille ! et épais. - Et, parce que le fonds est commun, il faut que le langage soit d'autant plus propre. L'idée et les mots me manquent. je n'ai que le sentiment. »

A Louise Colet. 10 avril 1853.

« Ce livre me tue ; je n'en ferai plus de pareils. Les difficultés d'exécution sont telles que j'en perds la tête dans des moments. On ne m'y reprendra plus, à écrire des choses bourgeoises. La fétidité du fonds me fait mal au coeur. »

A Louise Colet. 16 avril 1853.

« J'ai la gorge éraillée d'avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume exagérée. - Qu'on ne dise pas que je ne fais point d'exercice, je me démène tellement dans certains moments que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites à pied. »

A Louise Colet. 26 avril 1853.

« Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme on juge d'avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers. Et c'est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l'art domestique, quoique j'en fasse. Mais c'est bien la dernière fois ; au fond cela me dégoûte. Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n'est pas de mon sang, je ne le porte point en mes entrailles, je sens que c'est de ma part une chose voulue, factice. (...) Les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des métaphores, les grands éclats du stèle, tout ce que j'aime enfin, n'y sera pas. (...) J'ai suivi, j'en suis sûr, l'ordre vrai, l'ordre naturel. On porte vingt ans une passion sommeillante qui n'agit qu'un seul jour et meurt. Mais la proportion esthétique n'est pas la psychologique. Mouler la vie, est-ce l'idéaliser ? Tant pis, si le moule est de bronze ! C'est déjà quelque chose ; tâchons qu'il soit de bronze. »

A Louise Colet. 21 mai 1853.

« Ce qui me rassure (médiocrement cependant), c'est que ce livre est une biographie plutôt qu'une péripétie développée. Le drame y a peu de part et, si cet élément dramatique est bien noyé dans le ton général du livre, peut-être ne s'apercevra-t-on pas de ce manque d'harmonie entre les différentes phases, quant à leur développement. Et puis il me semble que la vie en elle-même est un peu ça. Un coup dure une minute et a été souhaité pendant des mois ! Nos passions sont comme les volcans : elles grondent toujours, mais l'éruption n'est qu'intermittente. »

A Louise Colet. 25 juin 1853.

« Ce soir je viens d'esquisser toute ma grande scène des Comices agricoles. Elle sera énorme ; ça aura bien trente pages. Il faut que, dans le récit de cette fête rustico-sentimentale et parmi ses détails (où tous les personnages secondaires du livre paraissent, parlent et agissent), je poursuive, et au premier plan, le dialogue continu d'un monsieur chauffant une dame.J'ai de plus, au milieu, le discours solennel d'un conseiller de préfecture, et à la fin (tout terminé) un article de journal fait par mon pharmacien, qui rend compte de la fête en bon style philosophique, poétique et progressif. Tu vois que ce n'est pas une petite besogne. Je suis sûr de ma couleur et de bien des effets ; mais pour que tout cela ne soit pas trop long, c'est le diable ! Et cependant ce sont de ces choses qui doivent être abondantes et pleines. »

A Louise Colet. 15 juillet 1853.

« Tout ce qu'on invente est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L'induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l'âme. Ma pauvre Bovary , sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même. »

A Louise Colet. 14 août 1853.

« Bien écrire le médiocre et faire qu'il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vraiment diabolique, et je vois se défiler maintenant devant moi de ces gentillesses en perspective pendant trente pages au moins. »

A Louise Colet. 12 septembre 1853.

« Si jamais les effets d'une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Il faut que ça hurle par l'ensemble, qu'on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d'amour et des phrases d'administrateurs. Il y a du soleil sur tout cela, et des coups de vent qui font remuer les grands bonnets. (...) J'arrive au dramatique rien que par l'entrelacement du dialogue et des oppositions de caractère. »

A Louise Colet. 12 octobre 1853.

« Mais ce livre, quelque bien réussi qu'il puisse être, ne me plaira jamais. Maintenant que je le comprends bien dans tout son ensemble, il me dégoûte. »

A Louise Colet. 25 octobre 1853.

« J'ai un casque de fer sur le crâne. Depuis 2 heures de l'après-midi (sauf 25 minutes à peu près pour dîner), j'écris de la Bovary. Je suis à leur Baisade, en plein, au milieu. On sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j'ai passée dans l'Illusion, complètement, et depuis un bout jusqu'à l'autre. Tantôt, à six heures, au moment où j'écrivais le mot attaque de nerfs, j'étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j'ai eu peur moi-même d'en avoir une. (...) N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s'entre-fermer leurs paupières noyées d'amour. »

A Louise Colet. 23 décembre 1853.

« J'ai un passage de transition qui contient 8 lignes, qui m'a demandé 3 jours, où il n'y a pas un mot de trop, et qu'il faut, pourtant, refaire ! encore ! parce que c'est trop lent ! - C'est un dialogue direct qu'il faut remettre à l'indirect, et où je n'ai pas le place nécessaire de dire ce qu'il faut dire, tout cela doit être rapide et lointain comme plan ! tant il faut que ce soit perdu et peu visible dans le livre ! »

A Louise Colet. 2 janvier 1854.

« J'ai passé deux exécrables journées, samedi et hier. Il m'a été impossible d'écrire une ligne. Ce que j'ai juré, gâché de papier et trépigné de rage, est impossible à savoir. J'avais à faire un passage psychologico-nerveux des plus déliés, et je me perdais continuellement dans les métaphores, au lieu de préciser les faits. Ce livre, qui n'est qu'en style, a pour danger continuel le style même. La phrase me grise et je perds de vue l'idée. »

A Louise Colet. 23 janvier 1854.

« Jusqu'à présent j'avais à peindre des états tristes, des pensées amères. J'en suis maintenant à un passage joyeux. J'échoue. Les cordes lamentables me sont faciles. Mais je ne peux pas m'imaginer le bonheur, et je reste là devant, froid comme un marbre et bête comme une bûche. »

A Louise Colet. 3 février 1854.

« J'en suis maintenant aux deux tiers, je ne sais plus comment m'y prendre pour éviter les répétitions. La phrase la plus simple comme "il ferma la porte" , "il sortit", etc., exige des ruses d'art incroyables ! Il s'agit de varier la sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients. - Je ne puis me sauver par la Fantaisie puisqu'il n'y a pas dans ce livre un mouvement en mon nom, et que la personnalité de l'auteur est complètement absente. »

A Louise Colet. 19 mars 1854.

« J'ai bien peur, en ce moment, de friser le genre crapuleux. Il se pourrait aussi que mon jeune homme ne tarde pas à devenir odieux au lecteur, à force de lâcheté ? La limite à observer, dans ce caractère couillon, n'est point facile, je t'assure. Enfin, dans une huitaine j'en serai aux grandes fouteries de Rouen. C'est là qu'il faudra se déployer !!! »

A Louis Bouilhet. 19 mars 1855.

« Je vais bien lentement. Je me fous un mal de chien. Il m'arrive de supprimer, au bout de cinq ou six pages, des phrases qui m'ont demandé des journées entières. Il m'est impossible de voir l'effet d'aucune avant qu'elle ne soit finie, parachevée, limée. C'est une manière de travailler inepte, mais comment faire ? J'ai la conviction que les meilleures choses en soi sont celles que je biffe. On n'arrive à faire de l'effet, que par la négation de l'exhubérance. - Et c'est là ce qui me charme, l'exhubérance. »

A Louis Bouilhet. 6 juin 1855.

« Croyez-vous donc que cette ignoble réalité, dont la reproduction vous dégoûte, ne me fasse tout autant qu'à vous sauter le coeur ? Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que j'ai la vie ordinaire en exécration. Je m'en suis toujours, personnellement, écarté autant que j'ai pu. - Mais esthétiquement j'ai voulu, cette fois, et rien que cette fois, la pratiquer à fond. Aussi ai-je pris la chose d'une manière héroïque, j'entends minutieuse, en acceptant tout, en disant tout, en peignant tout (expression ambitieuse). »

A Léon Laurent-Pichat. 2 octobre 1856.

« On me croit épris du réel, tandis que je l'exècre. C'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman. Mais je n'en déteste pas moins la fausse idéalité, dont nous sommes bernés par le temps qui court. »

A Edma Roger des Genettes. 30 octobre 1856.

« Vous vous attaquez à des détails, c'est à l'ensemble qu'il faut s'en prendre. L'élément brutal est au fond et non à la surface. On ne blanchit pas les nègres et on ne change pas le sang d'un livre. On peut l'appauvrir, voilà tout. »

A Léon Laurent-Pichat. 7 décembre 1856.

« Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée ; je n'y ai rien ni de mes sentiments, ni de mon existence. L'illusion (s'il y en a une) vient au contraire de l'impersonnalité de l'oeuvre. C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son oeuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout puissant ; qu'on le sente partout, mais qu'on ne le voie pas. »

A Mlle Leroyer de Chantepie. 18 mars 1857.

« Quand j'écrivais l'empoisonnement de Madame Bovary j'avais si bien le goût de l'arsenic dans la bouche, j'étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, - deux indigestions réelles, car j'ai vomi tout mon dîner.»

A Hippolyte Taine. 20 novembre 1866.

  • Quelle persévérence, je l'admire de n'avoir pas abandonné son texte. Mme Bovary est l'un de mes romans préférés, ç'aurait été vraiment dommage.

    · Il y a environ 10 ans ·
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    jasmine

  • Merci pour vos commentaires

    · Il y a environ 10 ans ·
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    blanche-dubois

    • je me suis demandée mais à tort si cette correspondance tu l'avais imaginé mais après j'ai vu que tu l'as cité comme étant de Flaubert. J'aurais pu imaginer qu'avec ta culture et ton talent tu aurais pu aussi lui prêter tes mots.

      · Il y a environ 10 ans ·
      Bbjeune021redimensionne

      elisabetha

    • ton compliment me va droit au coeur mais non. J'aurais été incapable d'écrire comme flaubert...Meme à son époque

      · Il y a environ 10 ans ·
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      blanche-dubois

  • Effectivement, que de souffrance, mais quel résultat aussi... et un grand merci à toi de nous faire partager ces mots (maux)...

    · Il y a environ 10 ans ·
    Yahn 3

    yahn

  • Merciiii pour cette correspondance. Fascinant.

    · Il y a environ 10 ans ·
    Cpetitphoto

    petisaintleu

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