ECRIS-MOI

nyckie-alause

Une petite variation sur un poème de Blaise Cendrars (en italique dans le texte)écrit en 1917.

 

« Tu m'as dit si tu m'écris

« Ne tape pas tout à la machine

« Ajoute une ligne de ta main

« Un mot un rien oh pas grand-chose

« Oui oui oui oui oui oui oui oui

 

Quand tu me l'as dit, j'avais arrêté mon départ pour ces terres lointaines, ces terres rouges où, dans leur langue ancienne les hommes disent « Je ne te comprends pas » et nous, nous imaginons un animal.

Je n'ai pas osé te parler de rupture, je reviendrai peut-être, si j'ai trouvé  les mots, si je trouve de l'or…

J'irai d'abord jusqu'à Moscou, en train, je poursuivrai mon rêve transsibérien jusqu'à Krasnoïarsk sans voir le Lac Baïkal, décision difficile, je trouverai bien quelqu'un pour me mener à Oulan-Oude, en Asie.

 

« Tu m'as dit si tu m'écris »

 

Bien sûr, je t'écrirai. Je te décrirai la toundra sibérienne, la steppe mongole parsemée d'enfants aux joues comme des pommes qui galopent sur leurs petits chevaux quand leur grand'mère ramène dans l'enclos les petites chèvres. Quand elle en vendra la laine, les hommes installeront des téléviseurs dans la yourte, et des ordinateurs, et l'ADSL. Je t'écrirai de là-bas avec en pièce jointe une ou deux photos.

À Oulan-Bator,   je me rendrai à l'ambassade française en souvenir d'une conversation radiophonique avec Paul Claudel. J'y trouverai certainement des informations pour rejoindre Pékin en flânant. Je sauterai ensuite dans un train bondé, bruyant et sale pour arriver, enfin, à T'sing-Tao. Un bateau me prendra à son bord en Mer de Chine, nous contournerons la Corée pour naviguer sur la Mer du Japon parsemée de ses pétroliers, d'énormes bâtiments commerciaux porte containers, de chalutiers pillards. La saison des typhons viendra juste de finir quand j'arriverai à Nagasaki.

 

« Ne tape pas tout à la machine »

 

Tu recevras de ma part un SMS ou deux et, si tu es disponible, nous pourrions même avoir une conversation sur WhatsApp, si tu l'as enfin chargée sur ton portable.

Les cerisiers seront fleuris à Hiroshima et le Fuji-Yama sera le nouveau fond d'écran de ma page.

Tu as raison de penser que j'aurais pu éviter la Mongolie et la Chine pour rester dans le train jusqu'à Vladivostok et refaire à l'envers le voyage de mes grands-parents. Mais ce n'est pas pour marcher dans leurs traces que je suis là. D'ailleurs, je n'irai pas à Haïphong, ni à Hanoï, ni à Hué, je n'irais pas même s'ils me le demandaient. Il faut que tu comprennes que je ne suis pas en quête de racines, que je sillonne simplement le monde et, au fond du sillon je récolte des mots, et j'en sème.

Une cabine privée dans un cargo amarré dans le port nouveau de Kagoshima me permettra une sorte de retraite, retiré du monde et presque de moi-même, évitant toutes ces îles de l'archipel malais qui te font rêver, dans une vaste boucle dans le Pacifique. Ce bâtiment, chargé de Toyota, d'ordinateurs, de produits chinois manufacturés, après des jours de mer, du Tropique du Cancer au Tropique du Capricorne, me conduira jusqu'à Brisbane.

 

« Ajoute une ligne de ta main »

 

Il est probable qu'une connexion par satellite me permettra de donner de mes nouvelles et de poster sur mon blog et, si j'ai de la chance, ma ligne ne sera pas interrompue. Je regarde mes mains, elle est longue et lisse, tu me dirais que c'est de bon augure.

De ce monde neuf qui m'attend, je t'enverrai un dernier message.


 « Un mot un rien oh pas grand-chose »


Je quitterai la ville et c'est ici, au milieu du bush, que je prendrai enfin la mesure de mon importance réelle. Au bout de quelques jours, mes batteries seront à plat. Mais j'ai tout prévu, j'ai passé des mois à prévoir cela. Je rangerai l'ordinateur, le téléphone-appareil-photo-agenda-réveil dans une pochette étanche au fond de mon sac à dos, tout au fond, après en avoir exhumé ces précieux carnets, stylos, crayons, glanés au fil du voyage.

Je m'assiérai sur une grosse pierre et j'écrirai, j'écrirai…

 

« Oui oui oui oui oui oui oui oui »

 

J'écrirai. De cette langue ancienne, j'inventerai l'écriture en allant de Brisbane à Perth. Dans ces 250 langues parlées par les cinq cents tribus aborigènes, je retrouverai celle qui, quand elle dit « Je ne te comprends pas » prononce GANGURRU.

« Je ne te comprends pas ! » me dis-tu.

Je donnerai de mes nouvelles.

 

« Deux trois mots

« Et une grosse tache d'encre

« Pour que tu ne puisses pas les lire

Et tu me répèteras encore ET ENCORE

« Je ne te comprends pas, Kangourou ».



LETTRE
 
Tu m'as dit si tu m'écris
Ne tape pas tout à la machine
Ajoute une ligne de ta main
Un mot un rien oh pas grand-chose
Oui oui oui oui oui oui oui oui
Ma Remington est belle pourtant
Je l'aime beaucoup et travaille bien
Mon écriture est nette est claire
On voit très bien que c'est moi
qui l'ai tapée
Il y a des blancs que je suis seul à savoir faire
Vois donc l'oeil qu'à ma page
 
Pourtant, pour te faire plaisir j'ajoute à l'encre
Deux trois mots
Et une grosse tache d'encre
Pour que tu ne puisses pas les lire.

 

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