Ecrits Vains, Largo de Senespo - Tous Ego

Jaime De Sousa

«Super travail! C'est très bon ça...»

Les compliments m'ont toujours fait plaisir. Ceux de Chester Nivek, écrivain à la mode du cercle littéraire parisien, et accessoirement un de mes amis, ne me faisaient rien.

«Largo, mon ami, tu as un sacré talent pour ça...»

Chester feuilletait le manuscrit posé sur la table devant lui, coincé entre un croissant lépreux et un café fumant, repérant les annotations en marge, les phrases à reformuler et autres réjouissances dactylographiques.

L'écoutant d'une oreille, je poursuivais ma lecture de l'Équipe et commandait une autre viennoiserie au jeune serveur du Paris Montparnasse, café dans lequel nous avions convenu de notre rendez-vous matinal.

Après quelques minutes de lectures compulsives, Chester rangea l'imprimé dans sa serviette et continua ses flagorneries.

« ...tu es le meilleur correcteur que je n'ai jamais eu...Mon succès, c'est un peu à toi que je le dois...»

Cette succession de louanges me gênait; ce n'était qu'un amas de politesses superficielles destinées à combler mon égo, rien de bien honnête dans tout ça. Avec lui et ses semblables, j'étais devenu un expert de la malhonnêteté intellectuelle. Je n'avais pas le même statut social que Chester, ni ses talents, par contre j'avais déjà acquis une certaine compétence dans l'art de poser les questions que les artistes attendaient pour parler d'eux légitimement, pudeur égocentrique.

«Tu dois le rendre quand ce manuscrit?

-La semaine prochaine, répondit il. Mais tu ne m'as pas dit comment tu le trouvais...»

Ma réponse lui importait peu. Si je lui disais que c'était son roman le plus abouti, il deviendrait encore plus pédant; si je lui disais que je ne l'aimais pas, il n'en tiendrait pas compte; pour lui je n'étais qu'un pauvre chauffeur de mémés ayant des prétentions littéraires. Il attendait ma réponse, je le voyais dans ses yeux. Il voulait que je parle de lui, que je le sublime ou le haïsse, il voulait que je masturbe son intellect.

«Chester, ton manuscrit va être un roman total...Bilan de l'état du monde et magnifique autoportrait, labyrinthe métaphysique sidérant de maitrise, tu vas signer là, j'en suis sur, un très grand livre.»

Nivek ne put s'empêcher de sourire, éjaculation cérébrale; où est-ce que j'avais été cherché cette phrase? Il était temps que je résilie mon abonnement à Télérama et aux Inrocks.

S'ensuivit alors une tempête de monologues sur la genèse de son roman; le catalogue complet des sentiments humains était passé en revue, celui des différentes formes de vanités aussi.

Chester finit par se lever, il allait rater son train pour La Rochelle s'il ne se dépêchait pas. Il régla le petit déjeuner, moins parce que ça lui faisait plaisir que parce qu'il se sentait obligé de le faire, et quitta le café sous les yeux admiratifs d'un jeune couple qui avait du le reconnaitre. Je le vis traverser la rue, disparaître dans la gare, son train était dans une heure.

Je restai un peu, profitant des restes du petit déjeuner. Dans mon cerveau se développait déjà une nouvelle barrière de doutes et d'angoisses qui allait m'accompagner ces prochaines heures. Ce serait une journée sans écrits, une de plus. Ma confiance en mes capacités d'écriture était ébranlée, la faute à Nivek. Il avait tout ce j'espérais secrètement avoir un jour: trois romans à son actif, une confiance absolue en lui et une facilité d'écriture déconcertante.

Là où je mettais des heures pour écrire une phrase, lui terminait un chapitre. C'était le TGV de l'écriture, j'étais un transilien...lent et souvent en grève.

De lui j'avais espérer, des mois durant, une aide dans le développement de ma «voix». A la place, je n'eus le droit qu'à des avis d'une banalité extrême ( «Il y a de bonnes bases», «Peut mieux faire», «Tu es sur la bonne voie»...etc) . Las de son manque d'intérêt, j'avais fini par lui envoyer un de ses premiers textes. Il ne s'en rendit même pas compte et trouva ça «convenu». Je cessa alors de lui soumettre mes écrits.

Ce qui l'intéressait, c'était que je le corrige, que je lui apporte quelques idées et surtout que j'admire son talent. J'étais la première marche vers son piédestal, le premier courtisan de sa cour personnelle, et il faut l'avouer, j'étais doué pour ça. Notre amitié était devenue illusoire.

Je m'interdisais toutefois de le jalouser. Je ne voulais pas sombrer dans ce sentiment ridicule qui ne me grandirait pas.

Je m'en allais, quand au moment de sortir, le jeune couple m'interpella pour me demander si Chester Nivek était sur le point d'éditer un nouveau roman. Je leur répondis qu'ils allaient effectivement pouvoir remplacer leur rouleau de papiers toilettes...

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