Edgar Clébard

Edgar Fabar

Note de l'auteur : cette histoire authentique s'est déroulée dans la nuit du 11 novembre au 24 avril à bord d'un Corsica Ferry.


La mer a la bave aux lèvres. Ça m'est apparu clair quand j'ai vu l'écume s'éloigner du bateau. Toute cette liberté qui flottait ça m'a remué, et pas que la queue pour changer tiens. A l'intérieur, il y avait quelque chose qui fulminait. D'un coup d'un seul, j'ai compris. J'ai su qui j'étais enfin et qui je n'étais plus. J'avais passé ma vie entière dans un bocal.
Il fallait que je le dise à Sophie. J'ai cherché son regard. Elle était près de moi. Envers et contre tout, elle cherchait à allumer sa cigarette. En vérité, c'était contre le vent qu'elle se débattait, lui qui depuis une heure, avait pris possession de nos os et du pont. Pour que la laisse se tende, et que sa main réagisse, j'ai foncé vers le canot de sauvetage. Ça a marché! Elle a baissé ses yeux vers moi et m'a parlé d'une voix suraigüe qui a fait vibrer le cristal au fond de mes oreilles. « Arrête Edgar, t'as encore envie de pisser ou quoi, ça fait quatre fois depuis tout à l'heure t'en as pas marre ?!» A présent que j'avais toute son attention, je lui ai balancé ma révélation. Aussi fort que mes poumons de cabot me le permettaient, j'ai aboyé « je suis une daurade, je suis une daurade je te dis et je suis une daurade merveilleuse, je sais enfin d'où je viens ! c'est d'en bas je te dis, de l'eau et des vagues, c'est là qu'elle est ma place ! je suis une daurade ! » ai-je répété encore et encore.
Sophie ne voulait pas comprendre, elle s'est alors mise à me hurler dessus : « Edgar sale clébard, qu'est-ce qui te prend à la fin ? » J'ai lu dans ses yeux que ce n'est pas à moi qu'elle s'adressait : c'était pour les autres, pour ses congénères à deux pattes qu'elle criait, il fallait qu'elle montre qu'elle avait honte de moi et de mon comportement. Fidèle à ses habitudes, elle m'a parlé comme à un chien. Et même si nous autres on n'a pas droit à l'humanité, eh bien, je me suis quand même senti triste. Elle ne m'a pas laissé le temps de m'apitoyer. Sans crier gare, elle a voulu m'attirer violemment vers elle. J'ai ressenti une secousse qui m'a pincé très fort entre les omoplates. Bon sang que m'a fait mal, mais j'ai fait le dos rond, je suis pas laissé faire et je me suis accroché à ma terre neuve : « je ne suis pas ton chien, je suis une daurade magnifique ».
Sa cigarette est tombée quand j'ai tiré de toutes mes forces sur la chaine. Elle a résisté encore un poil mais après, j'ai pris le dessus. La laisse lui a glissé des doigts. En une seconde, véloce, je me suis précipité entre les barreaux du bastingage et je me suis jeté en avant, dans le vent, par dessus bord.
J'ai volé, ensuite j'ai coulé. Au début, j'ai eu froid. Le navire était déjà loin lorsque je suis remonté à la surface. J'ai eu peur. Je m'étais planté peut-être. C'est là qu'une daurade m'a frôlé, puis une deuxième, puis des dizaines, puis des centaines. Et le soleil a tartiné ma truffe de ses rayons au miel et j'ai plongé, car mon royaume c'était la mer.

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