en espèce nullement trébuchante
Anne Bert
Jeanne retient sa rage au chambranle de la porte et regarde son frère. Toujours la même scène. Comment le ventre maternel a –t-il pu fabriquer autant d’inertie, nourrir de son sang pourtant rebelle ce goût pour la captivité ? Des journées et des nuits, zombie hypnotisé. Il ne l’a même pas vue ni entendue rentrer. Cédric emberlificoté dans ses cordons auditifs, les yeux rivés sur son Mac ne la voit pas. Sa cuisse gauche est agitée de sursauts continus. Jeanne évalue le métrage des fils de raccordements qui le déconnecte de la vie. Un shibari de plastique sans enjeu ni joie rive le corps et l’esprit domptés au confort morne de la chambre de laquelle il ne sort plus. Jeux vidéo et sexe sur écran. Gavé sans jamais avoir faim. Overgame, cumshot dans la lucarne, mort réversible. Orgasme sec, jouissance marchande et solitaire sans plaisir ni chair. Pas de fille ni de garçon pour prendre à bras le corps le frangin. Pour lui sourire le caresser et le faire gueuler. Les fiancées et les potes ont renoncé au parloir.
Ca la rend dingue Jeanne, foldingue de ne pas percevoir dans le regard de Cédric d’autre révolte que celle de pester contre les bugs électroniques. Et si triste de ne plus savoir aimer ce frère presque mort entortillé au cordon ombilical des distillateurs de morphine. Bon sang ! Elle avait pourtant promis à leur mère de les préserver de la misère et de la servitude. Elle a tout raté, elle n’a su que leur remplir le ventre et leur vider la tête.
Sa sœur déboule dans son dos. Elle revient de sa séance de coaching. Lisa s’offusque, effarouchée par les volutes de la cigarette de Jeanne.
Merde! Tu vas nous faire crever avec tes clopes !
Elle porte un panier chargé des cinq fruits et légumes règlementaires, de yaourts bio 0 % et de jus de carottes payés à prix d’or. Sous l’autre bras la Une de son magazine décrète le déclin de la pipe et l’avènement du no-sex. L’hygiénisme est sa nouvelle religion. Volupté conditionnelle. Cette petite conne l’engueule parce qu’elle s’est empiffrée de pain et de beurre et n’a pas trié ses déchets. Regarde toi- Jeanne, t’es trop grosse !
La grosse Jeanne rêve de secouer tout ça au shaker pour leur concocter un bloddymess d’enfer, elle brûle d’attaquer au cocktail molotov leurs gourous. Sur les pavés ils n’ont trouvé que le bâton et la carotte. A petit feu, en longue agonie tiède de l’émerveillement et du rêve, Cédric emmuré et Lisa sous cloche végètent docilement.
Jeanne referme la porte et s’en va, elle est en rogne mais n’a pas moufté. A quoi bon ? Rien n’atteint plus ces deux-là. Elle déambule dans les rues. Son corps lourd échauffé distille une musique rien que pour elle, le swing balance ses hanches. Jeanne arpente son terrain de jeu sans aucun bornage, seule la joie de respirer fort la nuit l’anime. Elle veut exulter, payer de sa personne en faisant péter tous les gardes fous, sa cervelle et sa chair exigent une prestation compensatoire à ce gâchis. En espèce nullement trébuchante.
Elle l’appelle. Celui qui sait, le seul. Il répond qu’elle peut venir, qu’il sera là-bas dans une heure. Le soir bouscule le jour, pousse toi de là que j’y mette, la nuit excite l’agitation de Jeanne, elle rigole des ombres et des silhouettes, des agneaux pressés de rentrer au bercail, des talons claqués, des rideaux de fer abaissés lourds de réprobation. Décidément, Jeanne ressent foutrement la vie circuler dans ses veines, c’est toujours le soir qu’elle s’y rallie, quand la lumière baisse et ne racole plus les yeux sur les vitrines. Elle traverse la rue et marche jusqu'à ce que ses pieds la déposent devant la porte de l’homme qu’elle aime. Il l’effleure, l’enlace sans la serrer, se régale de ce qu’elle mijote, renifle ses odeurs. Ils boivent quelques rhums, Jeanne aime cette griserie et son sourire d’homme jamais repu, elle lui raconte le frère et la sœur, son envie de tout faire sauter, elle lèche la bouche de son amant et lui dit à mi-voix son envie d’absorber dans son ventre plein de vits, elle aime l’allégresse du mot, je veux des hommes dans mon ventre, les sentir gonfler et raidir et chercher dans leur regard fixe quelque chose de leur enfance. On dirait que. Il n’y a rien d’autre de sacré que ça, la pulsion régénératrice de vie, foutaise que la petite mort de la jouissance peste Jeanne. Je les veux ramenés à la vie entre mes jambes et sur mes reins, les sentir bouger et entendre leurs râles et leur souffle. Et puis les voir repartir un peu plus vivants, jamais débiteurs.
Ils se postent très tard devant la porte d’un club libertin et cueillent au passage les gars que Jeanne choisit, elle leur fait économiser le prix d’entrée, pas de péage sur le chemin de son sexe. Le plaisir fumiste de la transgression ancre la morale dans les consciences. Elle ne veut pas non plus des mises en scène esclavagistes, croix et barreaux qui brandissent le mot liberté en encaissant chaque soir des milliers d’euros sur le con des femmes. Jeanne ne monnayera pas sa chatte d’abondance. Elle demande aux hommes si elle leur plaît, suggère l’échappée belle. Se frotter à leurs peaux, allumer le feu au sulfure de leurs chairs, réveiller leurs rêves et les laisser aller. Les hommes se méfient, ils n’arrivent pas à croire que le plaisir de Jeanne ne leur veut que du bien. Son sourire enfantin et ses rondeurs rassurantes les décident. Ils en embarquent quatre et marchent encore jusqu’aux bords de la Seine, Jeanne chantonne et trottine, elle se souvient de ses 10 ans quand elle partait à contre sens de l’école pour aller au Jardin des plantes. Mais la ville confisque ses jardins et ses parcs à la nuit. Alors les quais de la Seine et le saule pleurnicheur vont très bien à Jeanne. Et c’est l’homme qu’elle aime qui étend sa veste au sol.
de la rondeur dans le style et une jubilation pleine de légèreté...
· Il y a plus de 12 ans ·woody