En odeur de sainteté

petisaintleu

De tous les saints, il est sans doute le plus coulant, saint Marcellin. Il grandit à Pont-l'Évêque. C'est sans doute pour cela qu'il s'occupa très tôt des vieilles croûtes dans les Ehpad.

Il sacrifiait tous ses week-ends à leur proposer des ateliers thématiques. Sur des airs de Kid Cudi ou de Joey Bada$$, il les faisait râper. Ce n'était pas sans conséquence sur leurs muscles fatigués. Ils n'étaient plus des bleus. L'effort déversait des torrents d'acide lactique. Ils finissaient la journée tétanisés, réduits à l'état de cancoillotte.

Pour éviter qu'ils moisissent, il organisa un voyage dans l'Aveyron. Ils visitèrent Conques, Najac et les caves de Roquefort. Il les emmenait également au cinématographe. Ils adoraient revoir les films de leur jeunesse, quand ils n'étaient encore ni trop pressés, ni trop cuits : La vache et le prisonnier, La salers de la peur ou La chèvre.

La météo n'est pas toujours clémente en Normandie. Un ouragan d'échelle 12 sur l'échelle de Beaufort s'abattit sur la région. Les maisons de retraite furent soufflées. Il s'exila dans le Grésivaudan. On lui avait proposé de l'accueillir en Hollande mais, contrairement à Dave, il n'aimait pas l'edam.

C'est dans les alpages qu'il s'affina, bien qu'il caillât, peu habitué à l'altitude. Il rencontra des bergers. Il s'appliqua à convertir les brebis galeuses ou à prononcer les prières nécessaires pour éviter que le lait ne tournât. Les pâtres l'adoraient, conscients qu'il était la crème des hommes.

Un matin, il lui arriva une aventure bien gratinée. Alors qu'il passait la raclette dans une salle de traite, il entendit clairement des voix qui venaient du fond de la stabulation. Bien que croyant, il était toujours resté très prudent quant aux tartines qu'on avait pu lui raconter sur les apparitions. Pourtant, il ne rêvait pas. Ils étaient bien là, devant ses yeux.

Dans sa jeunesse, alors que ses camarades accrochaient dans leur chambre des posters des mamelles de Samantha Fox ou de Sabrina, il préférait y épingler des images de corps de ferme ou de culardes charolaises. Dans La France agricole religieuse, il découpait des images de ses idoles qu'il collait avec dévotion dans un cahier d'écolier.

Ça ne pouvait être qu'eux. Il se dégageait dans l'étable une odeur de beurre rance, signe caractéristique de leurs manifestations. Saint Félicien, sainte Maure et saint Nectaire l'invitèrent à se rapprocher. Ses jambes flageolèrent. Il eut la sensation qu'elles se liquéfiaient pour prendre la consistante du yaourt. Il y avait de quoi en faire un fromage. Ce n'était pas tous les jours qu'on lui apportait sur un plateau de telles sommités religieuses.

Le message était on ne peut plus clair. Ils étaient envoyés par saint Éguzon, le saint patron des fromagers. On lui demandait, à l'instar de celui-ci, de distribuer aux plus nécessiteux des crottins, des coulommiers ou des maroilles.

Sous le poids de l'émotion et de ses nouvelles responsabilités, il s'évanouit. Quand il reprit connaissance, ils avaient disparu. La grange était pleine de chabichou, d'ossau-iraty ou de brie. Il en fit l'inventaire. Il en recensa 1200 variétés de 8 familles différentes. Le bruit et l'odeur se répandirent dans les vallées et, grâce aux crémiers ambulants, jusqu'à l'océan. Tous les parias ou les victimes de disette savaient qu'ils n'auraient plus à souffrir de la faim. Ils avaient leur corne d'abondance, de chaource et de livarot qui jamais ne se tarirait.

C'est depuis ce jour que la France, au-delà d'être la patrie bien aimée de la Vierge Marie, est devenue la terre bénie des Dieux en matière fromagère.

Il a été canonisé par Pie VII, un ancien laborantin de Lactalis, qui prit très à cœur d'affiner son enquête sur les miracles de ce brave homme.

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