la mère
rocheponthus
. La mère
Je me rappelle bien sa naissance. C’était en 1969, le 12 du mois de février, il pleuvait, je venais d’avoir 20 ans, il avait l’air si fragile. Tout débute par un voyage à Paris, cadeau de mes parents pour mes 18 ans, le mythique Paris, avec sa tour Eiffel, ses musées, son quartier latin, ses bars et son « French Kiss ». En ressortant le billet d’avion, toutes les odeurs, les sons, les images me sont revenus, une boule a explosé à l’intérieur de mon corps ; les gens marchent, fourmillent de toutes parts, j’ai ma valise à la main, tout tourne autour de moi, le froid me pince les lèvres, à chaque expiration un léger voile de vapeur d’eau se cristallise. Je ne suis pas habituée, ce froid, comment peut-on vivre ? La douceur de mon pays me manque. Je me précipite à l’intérieur de mon hôtel, je prends un bain bouillant, mon corps s’apaise, je me plais à divaguer, je rêve une autre arrivée, il fait beau. Je suis sur les bords de seine, un petit peu à l’extérieur de Paris, tout est calme, je pousse une grille et un charmant petit jardin s’ouvre devant moi, … « Putain de téléphone, merde ! Oui maman je suis bien arrivée, c’est magnifique tu sais, ne t’inquiète pas je ferai attention. » Les mots d’usages, quoi. La grisaille à la fenêtre, je me sèche et m’endors aussitôt.
Il est parti. J’ai de plus en plus de mal avec mon quotidien, je ressasse toute la journée, mes souvenirs, son souvenir ; 17h30, récupérer mon fils à l’école, c’était hier, je suis en retard. Goûter, devoirs, bains, repas, histoire, bisous, dodo, le rythme de la vie avec un tout petit… 21h, je me repose. … Je m’enfouis de nouveau dans mon passé ; je déambule dans les rues à la rencontre de cette ville qui m’a tant plu sur papier glacé. Le grouillement incessant de la population prend des allures de ballet moderne, bruyant, désorganisé, énergique. Je me sens bien, il y a de la vie ici. Je ne suis jamais rentrée. Quelques temps après je faisais l’amour, un groupe de gens, un souvenir plutôt flou, c’était mal c’était bon, une langueur ressemblant à la liberté pour une virginité sacrifiée. J’ai eu peur, je me suis mariée. L’histoire n’a pas fait long feu. Il était gentil, bourgeois, amoureux. Chiant. Tout a flambé sur les barricades ; Elles m’ont inexorablement attirées, j’avais déjà franchi le Rubicon, connu le sexe transgressif et la vie qu’il me proposait n’avait pas de sens. Elle est arrivée, m’a transportée là où je voulais être et ne m’a plus quittée depuis. Mon mari est mort sachant qu’il allait devenir père, un banal accident de voiture, cadeau de ce conducteur si délicat. Je suis veuve et riche.
Toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus haut, un tourbillon incessant de drogue, de voyage, de sexe.
Mon fils grandissait, il avait besoin d’être scolarisé, son entrée en cours préparatoire marqua la fin de notre errance. Un semblant de stabilité pour une famille transgénique, situation finalement toujours incongrue pour l’époque ; je n’ai pas vu sa souffrance. Ni surprise ni affectée, plutôt amusée de défrayer la chronique de la bêtise ordinaire, j’ai été trop occupée à vouloir imposer un ordre nouveau, trop accrochée à ma révolte pour faire cas de ses émotions. Le combat est plus important que la mort et je suis heureuse de la manière dont j’ai conduit ma vie, je suis fière d’avoir montré, par l’exemple, qu’une autre route était possible ; le diktat des autres est tombé maintenant. Il devrait me remercier et pourtant il m’en veut.
Cela fait maintenant six mois que je n’ai plus aucune nouvelle, il me manque terriblement. Je dialogue souvent avec lui, je fais les questions, je fais les réponses, j’ai du mal avec l’idée qu’il soit parti chercher ailleurs la complétude que je lui offrais. Rien n’est plus éprouvant que le silence d’un être cher, je vacille de plus en plus, mes certitudes se mêlent et se démêlent dans un chaos d’émotions que je croyais à tout jamais réprimées.
Les maux de mon corps représentent les mots que je n’ai su dire. Je prolonge ma vie usant de l’acharnement thérapeutique propre à celles qui ne veulent pas voir qu’elles sont condamnées, j’ai fui et me suis réfugiée derrière mon combat. Mon origine, ce qui m’a été transmis, ce que je n’ai pas voulu dire, que de chaînes à ma liberté, que de moments perdus par leurs fautes. Tant de gens en souffrance, suis-je responsable ? Ma fuite, mon refus de dialoguer avec mes angoisses … Ai-je transmis des questions sans réponse à mon fils ? Lui ai-je imposé de vivre un voyage pour moi ? Mes secrets ont-ils été à ce point contagieux ? … Putain j’ai soixante ans et j’ai mal comme une midinette, il me renvoie à mon passé, je vis ce que mes parents ont vécu avant moi, je me délite, je pourris sur place. Il faut que je l’aime et je ne sais pas, en vérité, comment faire. J’ai été fidèle à ma sœur, à la promesse que je lui avais faite, je n’ai pas cédé un pouce de terrain à la norme, j’ai vécu ce qu’elle rêvait, je me suis sacrifiée à son utopie et maintenant c’est moi qui meurs à petit feu. J’ai envie de la réveiller, de la secouer violemment pour qu’elle sache ce qu’elle m’a fait, de lui offrir en cadeau ce cancer qui me ronge depuis qu’il n’est plus là. Je l’aime ma sœur.
J’aurais dû partir à sa recherche, le prendre dans mes bras, lui dire qu’il est important, que je l’aime et qu’il n’est pas trop tard, que je peux apprendre à le câliner. J’aurais pu partir à sa recherche, le prendre dans mes bras, lui dire qu’il est important, que je l’aime et qu’il n’est pas trop tard, que je peux apprendre à le câliner. J’aurais voulu partir à sa recherche, le prendre dans mes bras, lui dire qu’il est important, que je l’aime et qu’il n’est pas trop tard, que je peux apprendre à le câliner. Je ne l’ai pas fait, je ne le ferai jamais, mon cœur est maintenant dur à lui, c’est un chien qui doit mourir. J’ai fait le deuil de son obéissance, je vais le remplacer, tout sera comme avant, je pourrai être heureuse, le nouveau comptera sur moi, je serai tout et unique. Il aboiera, remuera la queue, à mon ordre, dans l’ordre. Il m’a fait mal, je l’oublie, il a quitté sa place, mal lui en a pris, il ne la retrouvera pas. Je dois vivre.
Je suis au chenil des laissés pour comptes, je le choisis, c’est un corniaud pure race, celui-là, il sait qu’il ne peut pas fuguer, que personne d’autre n’en voudra, il est à moi, tout à moi, pour moi.
Mon cancer est en rémission. Mon bâtard remplit bien sa fonction, installé confortablement dans une annexe, il ne se plaint jamais et est toujours prêt à reconnaître mon amour. Il tient sa place, il tient à sa place. Jamais en défaut de reconnaissance, il avance à mon pas, dans mes pas, pour oublier, pour s’oublier il s’est donné corps et âme. Je l’aime maintenant, je n’ai plus peur, sa laisse est faite d’une matière qui ne craint pas l’usure du temps, je peux faner en toute quiétude, je ne risque plus la solitude et pour mon temps je me sens complétée.
Il m’arrive de ne pas être fière, tôt le matin certaines angoisses me rattrapent et brûlent le peu de confiance que je me porte, j’ouvre alors mon journal et gerbe en rafale de mots mes doutes, les emprisonnant pour la journée, me libérant ainsi de l’obligation de les vivre. Je suis faible et forte à la fois, faible de comprendre le jeu auquel je m’adonne, forte d’être capable de le tenir sans rien laisser transparaitre, je suis bonne en toute circonstance, validée par mes mensonges, les autres abusés n’ont dans leurs yeux qu’amour et compassion à mon égard.
Ma femme est peut-être la seule à comprendre, protégée de ses démons par ma présence, elle a l’intelligence de ne rien dire, étant en toute circonstance ma plus fidèle alliée, allant jusqu'à accepter la présence d’un autre pour ne pas me remettre en cause, ne voulant surtout pas risquer d’abattre le château de cartes dans lequel elle s’est réfugiée pour tenir. Concorde amoureuse pour fusion narcissique.
J’aborde mon dernier virage, à la fin du mois je serai morte, c’est comme cela, je le sais, je ne suis pas triste, il est temps. Ils ont parlé de lui à la télévision, il a écrit un livre, je l’ai lu, petite merde qui m’oblige à tirer ma révérence en silence, c’est un best seller. Je n’ai finalement pas tout raté, je lui ai offert la faille de l’écrivain, il devrait me remercier et pourtant il m’en veut encore.