EN PETARD

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PEURS SUR LA VILLE

EN PETARD

SIMONE

Simone observe l’urine sur le pas de porte avec déception. Bebel a levé la patte au bon endroit, c’est la moindre des choses. Elle l’a dressé pour. Mais la nuisance aurait pu être plus efficace encore. Agacée, la petite femme tire sur la laisse de son chien.

-Allez, on rentre !

-Viens Bebel !

La guerre est loin d’être gagnée. Mais Simone est déterminée.

Chaque victoire, même minime lui donne le courage de mener la prochaine bataille dans son combat contre les intrus.

Ils sont arrivés six mois plus tôt, sans faire du bruit, comme des voleurs dans la nuit.

Le début de son cauchemar.

Du jour au lendemain, le vieux salon de coiffure en face, s’est transformé en ce qu’elle voyait de sa fenêtre à présent : The « Black Octopus Ink Shop » à la place de « La Boucle d’Or ». Et depuis ce maudit matin d’avril, devant chez elle, c’est le grand défilé d’horreurs et de monstres en tout genre. Même leur roquet, une espèce de raton tacheté qui aboie à chaque fois qu’elle met le nez dehors, a l’air d’une créature contre nature. Taré, il ressemble bien à ses maîtres.

Pour Simone, c’est sa croix, son calvaire de tous les jours.

Ils ne respectent rien et ne se cachent même pas pour faire leurs saletés. Ils osaient la saluer. Ils crachent par terre ensuite.

-Tiens, là encore, il y en a un qui lui fait signe de la main.

C’est de la provocation.

-Qu’est-ce qu’il me veut ? Simone voit un « gros lard », la tête à moitié rasée, le visage gribouillé, percé de partout, un pistolet de tatouage à la main.

Elle prend deux pas en arrière pour se cacher derrière le rideau.

Simone sait que dès qu’elle a le dos tourné, même un court instant, ils se moquent d’elle. Font des gestes obscènes en sa direction. Toutes les occasions sont bonnes pour l’abaisser. Elle est devenu leur souffre douleur.

Il y deux semaines, il y avait du champagne en promo, une achetée une gratuite. Simone s’était décidé à en acheter 6 bouteilles. Arrivée à la superette, pas une seule en vue. Pas croyable ! Il ne restait plus une seule bouteille en rayon et dehors qu’est ce qu’elle voit ? Ces abrutis assis sur un banc devant le magasin, en train de s’envoyer des litres avec leurs « potes ». Pas de la bière bonne marché comme d’habitude, non du champagne. SON Champagne ! Elle en était sure. Ils ne savaient plus quoi inventer pour l’humilier. La tête haute, Simone réussit à garder une contenance à la sortie la superette,  et ça malgré leurs railleries et ricanements, qui résonnaient encore dans sa tête une fois arrivée à la maison. C’était étrange, ils étaient loin à présent, mais le son de leurs voix ne s’atténuait pas, au contraire. La vieille fille était en rage.

Pour se calmer, Simone avait une seule solution, se mettre à sa fenêtre et épier leur allées et venues. Ils ne risquaient pas de rentrer de si tôt, vu le raffut qu’ils faisaient sur la Place. Ce soir là, la beuverie se prolongera sur le port. Ils seront bien trop ivres pour atteindre la plage.

BENNY

Benny a grandi non loin du port. La boutique, il l’a toujours connue. C’est là où habitaient ses grands-parents : salon en bas, l’appartement en haut. Petit, il y passait toutes ses vacances puis à partir de dix ans, il y a vécu. Quand il rentrait de l’école, il faisait ses devoirs avec les clientes de « La Boucle d’Or ». Tout petit, il amusait les dames qui venaient se faire des mèches et des permanentes. L’attente était longue, elles avaient donc le temps de l’écouter raconter ses histoires. Captives le temps d’une coloration, elles étaient des modèles parfaites pour ses premiers dessins.

Plus tard quand il a « décidé de devenir chanteur », elles l’écoutaient gentiment, le regardaient danser, l’applaudissaient. Il adorait ça. Toutes ces femmes avec des drôles de trucs sur la tête lui prêtaient leur entière attention. C’était bon. À la fermeture, pour donner un coup de main, il balayait. Papy était un peu maniaque et s’énervait pour un oui ou pour un non. À seize ans déjà Benny savait qu’il allait partir.

Six ans plus tôt, sa mère avait disparu et pour ses dix ans, son père lui avait envoyé une carte de Tahiti sur laquelle il avait écrit ce message : « Bénis soient les audacieux, n’oublie pas fils, Béni est ton nom! ».

Benny n’y comprenait rien, son père aimait beaucoup les proverbes et les dictons mais aussi, les jeux de mots pourris. De l’autre coté de la carte postale, une image de « Raymond Teeriierooiterai Graffe : Grand Prêtre du Marae et du tatouage ». L’année d’après et chaque anniversaire suivant, Benny reçut une carte postale signée « Papa » avec au dos des tatouages Tahitiens, Maoris, des iles Marquises, d’Hawaii, du Japon. Parfois l’écriture n’était pas la sienne mais l’inscription « Bénis soient les audacieux » y figurait toujours. Benny se sentait de plus en plus fasciné par ces images. Chaque nouvelle carte, qu’il épinglait au dessus de son lit, ouvrait un univers magique au jeune garçon qui se passionnait pour le tatouage. Après avoir lu le peu de livres qu’il avait trouvé sur le sujet à la bibliothèque, il a commencé à dessiner des objets usuels : en hiver, tout ce que lui tombait sous la main à la maison ou au salon : broc, brosse, bigoudi…En été il ramassait des plantes dans les marais et des coquillages sur la plage. Il s’en inspirait pour créer des motifs stylisés au stylo bille, parfois à l’encre bleu, mais le plus souvent à l’encre bien noir.

L’École des Mousses à Brest fut la première étape dans les aventures de Benny au loin. Loin sur la trace de tous ces dessins imprimés dans la peau et gravés dans son imaginaire depuis longtemps.

HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE

À son retour, le jeune homme raconte ses périples dans le salon de coiffure. Grand-père est mort et grand-mère perd la tête. Elle sert de modèle pour les premiers tatouages de Benny dans le salon de coiffure : une jolie fourchette à l’intérieur de la poignée gauche et le couteau assorti sur la poignée droite, des pense-bête pour aider la vieille dame à mettre la table. Elle est ravie. Désormais son petit-fils s’occupe d’elle. Il ne ressemble plus trop au petit garçon qu’elle a connu autrefois mais peu importe, elle oublie toute sorte de choses à présent. Benny passe ses soirées à fignoler ses dessins de pieuvre pour l’enseigne de son salon de tatouage « The Black Octopus Ink Shop ».

Quand sa grand-mère s’en va, Benny est triste. Le salon reste fermé tout un hiver mais le jeune homme ne reste pas longtemps seul. Dès le mois d’avril, son équipe est au complet, l’écriteau est en place et derrière la vitrine un néon marqué «  TATOO & PIERCING »

Chacun a sa spécialité : Benny son truc c’est le tatouage tribal et plus particulièrement les poulpes, les calmars. Sumo fait du japonais, du beau travail. Il a vécu là-bas et son corps est entièrement recouvert de motifs. Honey est la spécialiste des piercings et Carline est apprentie. Benny essaie de lui faire comprendre ce qu’est un animal totem, et la jeune femme tente de comprendre, mais elle aime surtout les thèmes des années 50, les pin-up, le rock’n’roll. En semaine, tout ce beau monde habite l’appartement au dessus du magasin. Sumo rentre chez lui en Bretagne le weekend. À mi-chemin, il dépose Carline, qui occupe la chambre qui a toujours été celle de « l’apprenti » même à l’époque des grands-parents. À la différence de Carline, Honey n’a pas eu besoin d’avoir un guide en matière de totem. Elle est naturellement portée sur les dauphins qu’elle a mis partout dans l’appartement : posters, bibelots, rideaux, savonnettes… C’est tout naturellement qu’elle a appelé son petit Chihuahua merle « Flipper ». Honey regarde en boucle les épisodes du feuilleton avec le chien sur ses genoux. C’est en la regardant lui apprendre à faire des tours que Benny est tombé amoureux d’elle. L’année prochaine, il lui fera la surprise de l’inviter voir le spectacle de dauphins à Planète Sauvage, à Port Saint Pierre. Mais aujourd’hui, le jeune homme a du boulot, il doit réceptionner du matériel pour le salon : encres, alcool à 70°, bombes de chlorhexidine, nettoyant « Ink Out », il y en pour un paquet d’argent. Benny guette l’arrivé du camionnette de livraison quand il croise le regard de Simone, sa voisine d’en face, posté à sa fenêtre comme d’habitude.

Vieille pie !

-Arrête ! dit Honey.

-J’ai dit, V.I.P, c’est tout.

-C’est, ca, oui, dit Honey qui désapprouve l’attitude de Benny.

-Je trouve qu’elle nous regarde d’un mauvais œil.

-Mais non, elle est seule, c’est tout. Elle a besoin de voir du monde.

Honey est sympa. Là où les autres voient du mal, elle cherche quelque chose de positive. Cette fille est un rayon de soleil.

Benny est moins sur. Il dit :

-Je parie que c’est son chien qui nous fait des saletés sur le pas de la porte tout les matins. Tout bas il pense : le rat mort aussi, c’est elle.

-Mais bon, tu as peut-être raison après tout. Si ca se trouve c’est une des dames avec qui j’ai papoté quand j’étais petit.

-Tu vois Honey, je fais un effort, je lui fais un petit coucou par la fenêtre.

-Tiens, pour une fois, elle ne regarde pas par ici. Elle a l’air de s’intéresser à autre chose…

Et voilà qu’arrivent deux lascars en tenue d’Halloween en quête de bonbons.

-Pas de bonbons les gars ! On peut vous offrir des cigarettes ?

-Benny !

-On s’amuse, Honey.

-Vous prendrez bien une petite bière ?

-Benny ! Ca ne va pas ?

-Oh, on peut rigoler un peu, pas vrai les gars ?

-Allez une petite canette ?

- Un Red Bull ca ne va pas leur faire du mal, Honey ?

La jeune femme monte à l’étage à la recherche de Flipper qui s’est sauvé la minute que les enfants sont entrés dans le salon.

Quand elle redescend, ils sont tranquillement installés dans les fauteuils avec une canette chacun. L’un d’eux feuillette le catalogue des motifs et l’autre fait semblant d’hurler de douleur pendant que ce gros Benêt simule un tatouage sur son avant bras.

-Honey soit qui mal y pense!

-QUOI ?

-Rien chérie, un jeu de mots idiot, je tiens ça de mon père.

UN BONBON OU UNE FARCE

Accoudée à sa fenêtre, Simone ne fait même plus semblant de regarder autre chose que la boutique en face.

Les gosses sont entrés à 17 heures environ.

Elle les avait suivi du regard depuis qu’ils avaient déboulés dans la rue avec leurs déguisements ridicules. Un petit affublé d’une tête de dinosaure et un plus grand grimé en Batman. Quand ils ont sonné chez elle, Simone a fait la sourde oreille. Ils l’ont vu mais elle s’en fichait. Elle n’avait pas de bonbons et même si elle en avait, pour rien au monde elle en aurait donné aux deux enfants qui traversaient la rue pour tenter leur chance au « Black Octopus Ink Shop ». 

Le son de leurs voix stridentes résonnait dans la rue quasi vide :

-Je n’y vais pas !

-Si, si, on y entre, ils ont peut-être des bonbons !

Il commençait à faire nuit déjà. Simone n’allumait pas chez elle pour mieux voir se que se passait en face. Elle scrutait les fenêtres.

La scène qui se déroulait sous ses yeux confirmait ce qu’elle savait depuis le premier jour.

Simone a « tout vu ».

C’était dégoutant.

C’était la goutte de trop.

Ces brutes soulaient des enfants ! Les enivraient pour en faire ce qu’ils voulaient. De ses propres yeux, elle a vu un des barbares mutiler un petit garçon. Ses cris de douleur résonnaient encore et encore dans sa tête. Jamais plus elle ne trouverait le sommeil, tant que ces psychopathes restaient en liberté.

Simone quitta son poste de surveillance pour appeler la police. Mais ils n’avaient pas l’air de prendre son appel au sérieux. Elle les téléphonait, il est vrai, tous les jours pour signaler au moins un méfait au sujet de ses voisins. Il y en a même un policier qui lui a dit un jour : « Ne vous inquiétez pas ma petite dame, nous sommes comme vous, nous les avons à l’œil ».

-Vous me faites perdre mon temps !

-Je pourrais vous dire la même chose Madame.

Entre temps une vieille camionnette blanche qu’elle n’a pas vu arriver s’est garée juste devant le salon de tatouage.

-Mon dieu ! Quelle horreur !

Combien de temps est passé depuis que j’ai quitté cette fenêtre ?

Une demi-heure, une heure ?

Elle ne voyait pas ce qui se tramait derrière la camionnette, mais elle aurait mit sa main à couper, qu’ils allaient se débarrasser des corps.

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BOUQUET FINAL

-Maman ! Ils nous ont donné des cigarettes et des pétards chinois ! Ethan et son copain arrivaient vers la mère en courant, tout excités :

-Des pétards, des canettes !

-J’ai bien entendu des cigarettes ? dit elle, interloquée.

-Oui ! Répondirent ils en cœur, hilaires.

-Ils sont cinglés chez les tatoueurs ! Ils ont pas besoin de se déguiser pour faire peur cette bande là. C’est tous les jours Halloween.

- Allez, ça suffit pour aujourd’hui, rentrons les enfants.

Plus tard dans la nuit quand la Maman a entendu les explosions, elle pensait qu’il y avait un feu d’artifice quelque part autour du port.

Flipper a bien aboyé, mais le chihuahua de Honey aboyait tous les soirs. Pourtant, il a vu la silhouette de Simone approcher du salon de tatouage. Il l’a vu jeter quelque chose par la boîte à lettres. Le petit chien s’est d’abord approché de la bouteille avant de s’en écarter rapidement. Le torchon à l’intérieur était imbibé d’essence et une mèche de tissu y brulait déjà, tout près de la livraison entreposé derrière la porte : encres, alcool à 70°, bombes de chlorhexidine, nettoyant « Ink Out »…L’étincelle se refléta un court instant dans les yeux du chien avant la première explosion.

Simone était déjà chez elle quand d’autres explosions, puis des flammes suivirent. Soulagée, elle fit une courte prière avant de s’endormir comme un bébé pour la première fois depuis des mois :

Bénis ceux dont la conduite est intègre, qui marchent selon la loi de l'Éternel! Bénis ceux qui ne commettent aucune injustice, mais qui marchent dans ses voies! Tu as prescrit tes ordonnances pour qu'on les respecte soigneusement. Alors je ne rougirai pas de honte, devant tes commandements. Amen.

 


 

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