Baby Blue(s)

o-negatif

Sur le chemin de la crèche, il y a un pont. Ce que je veux dire, c’est qu’il y  a forcément un pont. Après avoir essayé les itinéraires les plus tortueux, je peux aujourd’hui affirmer qu’il est impossible de déposer mon fils à la garderie sans être obligé de traverser ce foutu fleuve. Ça n’a l’air de rien, bien sûr, mais j’ai déjà perdu sept trousseaux de clefs depuis la rentrée. Nous sommes le 31 octobre. Je suis ce qu’on appelle une mère isolée, mais je connais quand même personnellement tous les serruriers de la ville.

Les voix se font entendre pour la première fois depuis le lever du jour, alors que je traverse le Rhône.  Mains crispées sur les poignées de la poussette, je fais de mon mieux pour ne pas regarder par-dessus le parapet.

Jette tes clefs à la flotte, connasse. Tu sais que tu en crèves d’envie. Johanna ! Tu sais que tu vas encore le faire, sale tarée ! Et Joe…, tant que tu y es… : balance aussi ton sale gamin par-dessus bord. Personne ne regarde.


Une pluie fine et glacée nous tombe dessus, réglant définitivement son compte à l’ambiance de mort qui sévit toujours en cette saison. Je pleure. C’est à dire, je pleure ENCORE. Il doit être sept heures trente. J’abandonne Titouan à la crèche entre huit heures et dix-huit heures. Si je pouvais, je l’y laisserais aussi la nuit. Vous avez des femmes qui ne devraient pas, qui ne sont pas capables, et qui ne sont pas faites pour ça. Ça me tue jour après jour de faire partie de ces monstres. Cette nuit, mon petit garçon s’est débattu avec ses coliques. Il a huit mois et quatre dents : beaucoup de problèmes, en fait. Ça ne dort jamais vraiment, ces putains de chieurs, je m’excuse. Je l’aime plus que tout, rien que de l’écrire, ça me parait ridicule, une pareille évidence. Je l’aime mais je ne sais pas quoi en faire, à quatre heures du matin, quand il hurle dans mes bras.

Jette-le au sol, Johanna. Laisse-le tomber. Et recouche-toi.


Je suis comme obligée de m’arrêter au milieu du pont, de m’accouder à la rambarde, de mettre les freins à la poussette, de fixer mon regard sur  une bouteille de bière qui dérive lentement à la surface de l’eau, d’aller chercher mes clefs au fond de mon sac, et de tenir mon trousseau entre le pouce et l’index, au-dessus du vide. Le monde ne m’apparait plus digne d’intérêt depuis longtemps. Ça n’a aucune importance s’il pleut et si je suis encore sortie en T-shirt, que je chiale ou que je frissonne. Si je mourrais maintenant, ce ne serait pas si mal.

Tu m’étonnes ! Sale conne.


C’est difficile à expliquer. Mes clefs, ce n’est rien. Je les tiens très légèrement,  juste ce qu’il faut ; elles ne vont pas tarder à m’échapper. Je suis parfaitement consciente des ennuis que ça va encore me causer, alors que je viens de passer une nuit blanche. Je crois qu’au fond, il n’y a personne pour m’empêcher et que j’en crève.

Grands-pères, grands-mères et autres vieux sans descendance formaient une file d’attente d’environ quinze mètres au milieu du pont Churchill. Certains étaient assis sur de minuscules chaises pliantes, d’autres s’appuyaient sur un déambulateur, une canne, ou un proche voisin. On ne s’impatientait pas. On avait emmené son animal domestique, tenu en laisse, ou dans ses bras. Quelques oiseaux bavards dans des cages colorées. Les vieux qui fumaient encore faisaient circuler leur tabac dans les rangs. Ceux qui préféraient la nourriture échangeaient un morceau de mortadelle contre quelques cornichons, ou une cuillère de moutarde. Ça sentait les urines, la merde et la dent cariée, mais on rigolait quand même. On s’embrassait aussi. Régulièrement, un coup de feu claquait et deux secondes plus tard, on entendait  le bruit d’un corps tombant à l’eau. Tout le monde avançait d’un pas. Un marchepied permettait d’accéder à la rambarde du pont. Un policier municipal offrait son bras aux moins valides. Le petit vieux, la petite vieille, se redressait, chancelant, au bord du vide. Le flic pointait froidement son arme de service sur la tempe du croulant, avant de libérer une nouvelle douille, qui tombait avec un joli bruit parmi le tas qui s’était formé à ses pieds. Un autre flic donnait un clic sur le compte-personne qu’il tenait dans sa main gauche. Les eaux du fleuve étaient rouges et boueuses. Tout le monde avançait d’un pas…


Quant à moi, bordel, je viens de perdre un nouveau jeu de clefs.

Mon psy appelle ça des phobies d’impulsions, doublées de fantasmes morbides, triplées d’hallucinations récurrentes. J’ai pris un forfait névrose. Ah, ah, oui mais merde. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, j’ai cessé de consulter. Depuis l’adolescence, pour résumer, j’ai peur de tuer quelqu’un. Mon père était une vraie pourriture, mais il doit y avoir d’autres raisons. Mes obsessions sont diverses et variées mais je crains surtout de poignarder ceux que j’aime, de me mettre à poil dans la rue, de me défenestrer…  Je suis régulièrement tentée de foutre en l’air les objets auxquels je tiens le plus, ou qui me sont utiles. J’entends des voix qui m’ordonnent ces choses absurdes. Plus je lutte contre elles, plus je m’approche du passage à l’acte. Le sacrifice de mes clefs vient de sauver la vie à Titouan, ni plus ni moins. J’expérimente pas mal de visions, aussi. Le son et l’image, quoi. Ah, ah, la cinglée, sa race. Et puis les rituels…  Je compte trois fois par jour les couteaux de la maison. Je mets du scotch autour des lames des ciseaux. Ma boite à outil est maintenant cadenassée, ce qui m’évite de sortir avec un marteau, putain. Dans la rue, je fourre les mains dans mes poches chaque fois que je croise quelqu’un. Je suis convaincue que ça m’évite d’étrangler des inconnus. Une fois qu’ils sont passés, je me retourne SYSTEMATIQUEMENT pour vérifier qu’ils sont encore en vie, et pas pliés en deux sur le trottoir, à récupérer leurs tripes, ou la tête fendue par mon marteau de tapissier préféré, que je trimballe souvent avec moi, malgré tout. Je peux pas toujours faire autrement.

Ma première pulsion, c’était en classe de cinquième, pendant un cours de sport. Badminton. On était un petit groupe au bord du terrain, à discuter en attendant notre tour. Je me souviens très bien qu’on parlait des frères Gallagher, du groupe Oasis. Mylène, qui est une amie d’enfance, racontait comment le guitariste et le chanteur ne pouvaient pas se supporter, comment ils en venaient souvent aux mains dans les loges. Je la trouvais belle, Mylène. Je l’ai toujours admirée mais je me suis dit, sans aucune colère :

Hé bien moi, pétasse, je fracasserais volontiers ton visage à grands coups de raquette.


Personne n’a mis en doute mon histoire de faux mouvement, par la suite. Je lui ai explosé le nez. Je n’ai jamais eu aussi honte de toute ma vie. Mylène pissait le sang sur son t-shirt Hard Rock Café (New-York). Ca dégoulinait sur le sol du gymnase : une galaxie de petits ronds, rouge vif, parfaits. Ça n’avait duré qu’une seconde ou deux. J’avais levé ma raquette et cogné aussi fort que possible. Je n’oublierai jamais le regard qu’elle m’avait lancé, tandis que ses doigts couraient sur son nez en ruine.

Après le pont, je me sens un peu mieux. Je fais attention à ne pas circuler trop près de la route malgré tout, pour ne pas être tentée d’envoyer la poussette sous les roues d’un camion. Je prends un paquet d’antidépresseurs, je peux pas exactement dire combien. Ma mémoire est défaillante elle-aussi. Même chose avec les cafés. Certains matins, je n’en bois pas ; d’autres, j’en avale huit ou neuf. Impossible de savoir. Certains matins se répètent un nombre incalculable de fois, pour ce que j’en retiens.

Un chien est attaché à un poteau, devant la boulangerie. Dans la vitrine, des guirlandes oranges et noires ont été suspendues, pour célébrer Halloween. Des araignées en plastique sont dispersées sur le présentoir à pâtisseries. Mais elles bougent. Leurs longues pattes se lèvent doucement  et les araignées circulent entre les tartes au citron et les éclairs au chocolat, laissant leurs empreintes sur les gâteaux. Elles grimpent le long de la vitre, exhibent leurs abdomens velus, sautent sur un fraisier. Elles sont agitées maintenant ; on dirait qu’elles se battent. La main d’une fillette s’aventure un peu trop près, pour montrer un mille-feuille à la vendeuse. Elle est mordue. Elle hurle, mais on n’entend rien d’où je suis. Elle a trois grosses saloperies d’araignées plantées sur elle, la gourmande. Elle secoue les bras comme une dingue mais les bestioles sont voraces et s’accrochent. Une autre vient s’emmêler dans ses cheveux. Ça t’apprendra à fourrer tes doigt partout, petite. « On regarde avec les yeux », comme disait papa. Bref, le chien qui patiente devant la boulangerie, une sorte de teckel je crois, roux à poils courts, hé bien sa laisse est passée autour de son cou, sa tête penche sur le côté dans un angle impossible, sa langue noire pendouille et il tire encore, et encore, jusqu’à ce qu’il étouffe. Raide mort, le teckel.


Je presse le pas pour échapper à mes hallucinations. La poussette est secouée sur les pavés. Titouan ne bronche pas. Il doit dormir maintenant. Je réajuste l’habillage anti-pluie et je bifurque dans une rue moins fréquentée parce que dans l’état où je suis, si un touriste me demande son chemin, je lui enfonce mes pousses dans les orbites jusqu’à ce que je puisse sentir l’arrière de son crâne de chinois de merde. Il y a cette place minuscule, où se tient une église contre laquelle dorment quelques clochards, été comme hiver. L’endroit est calme. Personne. La crèche n’est plus très loin. Il faut que je reprenne mon souffle et mes esprits, avant d’arriver. Ne pas passer pour la mère déjantée que je suis. J’allume une cigarette. La poussette est calée entre deux voitures. On ne la voit presque pas. Je m’éloigne de trois ou quatre pas.

Fous le camp, Joe. Personne ne pourra deviner que c’est le tien. Il ne te ressemble en RIEN.


Je m’éloigne un peu plus et j’ai horreur de ça. Mais je sourie quand même. Je pleure, aussi, comme d’habitude. Je ne le vois plus, d’où je me tiens. C’est comme s’il n’avait jamais existé, en quelque sorte. Je sais parfaitement que je ne vais pas l’abandonner ici. J’en suis à peu près certaine mais je fais encore quelque pas loin de lui. Ça me tue. Quand il est sur sa table à langer, j’enlève les tonnes de scotch autour des ciseaux et j’agite les lames autour de ses cuisses dodues, de ses orteils minuscules, clic clic clic, comme ces coiffeuses qui ne savent pas par où attaquer, clic clic clic, autour de ses bras potelés, de son cou fripé.

Etripe-le, Johanna. Étripe-moi ce chieur ! De toute tes forces, en plein dans le nombril. Empale ce gosse !


La puéricultrice qui m’ouvre la porte de la crèche est déguisée en sorcière. Elle s’appelle Radijha. Costume de saison mis à part, je crois qu’elle tente réellement de me voler mon fils. Elle répète qu’il est attachant cet enfant et c’est vrai qu’il sourit tout le temps. Je gare la poussette dans l’entrée et je prends Titouan dans mes bras, toujours endormi. J’enlève sa petite veste, que j’accroche à la patère au-dessus de laquelle sa photographie est épinglée. Il est beau. Il ne me ressemble en rien. La sorcière finira par l’avoir, d’une manière ou d’une autre.

Sa tête est cachée dans mon cou, il rattrape sa nuit.

-          Vous êtes trempée, Johanna. Qu’est-ce qui s’est passée ?

-          Il pleut.

-          Mais oui mais… Vous êtes sortie comme ça, sans rien ?

Elle sait quel genre de mère je suis, la sorcière. Elle le veut, mon fils. Elle tend déjà les bras.

-          Vous voulez un café ? Je peux faire quelque chose pour vous ?

-          Prenez-le.

J’embrasse Titouan une dernière fois. Elle l’attrape avec une douceur dont je ne serai jamais capable. Elle le tient contre elle. Ses yeux changent brutalement d’expression. Tout son corps se met à trembler. Elle parvient à poser une main sur le visage de mon fils. Alors elle se met à chuchoter quelque chose, comme un révèle un secret : Il est froid… Il est mort. Johanna, pourquoi il est froid comme ça…, et bleu… mais enfin il est mort. Elle veut me le rendre. La dernière chose que je vois avant de m’enfuir, c’est l’expression d’horreur absolue sur le visage de la sorcière. Elle veut absolument se débarrasser de Titouan. Elle cherche quelqu’un. Elle voudrait le balancer au loin. Ca la rend dingue, elle aussi.  Je claque la porte derrière moi.

Quand mon fils est malade, qu’il est fiévreux au milieu de la nuit, la seule chose qui puisse le calmer, c’est un bain. Mais pas cette nuit. Cette nuit, il braillait encore et encore dans sa baignoire de poche. Les voix ont crié fort, aussi. Elles m’ont ordonné de le noyer, mais je ne l’ai pas fait. Si je me souviens bien, je l’ai simplement laissé là, dans la salle de bain. Il a encore pleuré quelques minutes et puis plus du tout.

Plus du tout.

  • Splendide pour un tas de raisons je trouve.
    On s'attache très vite à cette femme grâce à la plume virevoltante. Du rythme, des phrases courtes.
    On sait presque comment ça va finir, et pourtant impossible de lâcher. Les voix ordonnent au lecteur de poursuivre. Jusqu'au bout. Ou plutôt non elles n'ordonnent pas, elles incitent de manière subtile.
    Je le place sur mon étagère de coups au coeur !
    Et file voter !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

Signaler ce texte