En profondeur # 5
jones
A l’heure de jeu, l’entrée de deux jeunes joueurs, côté locaux, a surpris tout le monde. La décision de l’entraîneur ne constituait pas une aberration en soi, personne pourtant ne les connaissait. Leurs corps élastiques portaient une sorte d’indétermination sexuelle avec leurs chaussettes remontées au-delà des genoux comme les bas d’une collégienne Japonaise. Leurs crêtes d’indiens, leurs courses légères au-dessus de la pelouse les faisaient ressembler à des jeunes faons, des frères, malicieux et gourmands, découvrant les zones nouvelles d’un monde loin de leur mère. Entre naïveté et arrogance. Avec eux, la magie s’est invitée. Le ballon, la tribune, le dimanche tout entier s’est mis à danser sous leurs pieds. D’abord, la magie s’est entendu dans le bruit du cuir que l’on frappe, sec et mat, celui de la gonfle contre celui de leurs chaussures colorées. Quand les autres soufflaient, couraient, pestaient, eux jouaient, c’est tout. Ce qui collait aux crampons, la fatigue, le terrain gras, la nervosité, ils l’ignoraient. Ils s’amusaient du corps fatigué, s’affranchissaient des lois du réel.
Ensuite la magie s’est vue dans un jeu en triangle sur le côté gauche, un mano a mano de trapéziste, un numéro de cirque. Toi, moi ; moi, toi et plus rien autour. Une équation, une démonstration géométrique, un dribble sorti tout droit d’un cœur qui veut croquer le monde, un centre exécuté au millimètre, un trait de pinceau parfait sur la feuille. Tête croisée, premier poteau, petit filet, but. Ces gamins venaient de rendre un putain d’hommage à la peinture, à l’art, à la musique, à la danse, à tout ça en même temps et ils n’en savaient rien. Ça valait mieux. La tribune a explosé, le dimanche a volé en éclats
Après ça, la magie a disparu. Le match s’est terminé tristement. Sur ce score, un partout. La baston générale n’avait pas eu lieue. Rien n’avait bougé, l’angoisse était levée. Dans l’ennui et l’attente, ce dimanche pouvait reprendre son cours, mourir en paix comme tous les autres.
En sortant du stade, j’ai croisé José accoudé sous l’auvent de la camionnette, une bière à la main. L’employée s’agitait à l’intérieur en lui tournant le dos. José marmonnait sans qu’elle ne lui prête la moindre attention. Quand il m’a vu, il a esquissé un léger mouvement de tête et un sourire.
La Ford m’attendait un peu plus loin, sous les cyprès, au bout du parking. Je n’ai pas démarré tout de suite. Je suis resté un moment à fumer en regardant les gens quitter le stade. Les petites volutes s’échappaient par la vitre entrouverte en une fine bande blanche silencieuse et animée d’un défilement presque parfait. Je n’arrivais pas à décider si je devais aller me balader en forêt comme je me l’étais promis, ou retourner voir mon père. Finalement, tout ça revenait au même, incapable de penser demain, de regarder devant moi, je préférais arpenter le passé, un chemin connu que l’on fait les yeux fermés, sans faire attention au décor, sans remarquer les croisements. Bon dieu mais qu’est ce que je pouvais bien y chercher ? Qu’est-ce que je m’attendais à y trouver ?
J’irai faire un tour au centre commercial. C’est ouvert le dimanche, c’est plein de monde et j’ai besoin du monde, de son bourdonnement anonyme. Surtout ne pas être seul.
Elle avait repris son souffle, s’apprêtait à tuer toute forme de suspense. Les muscles tétanisés, la gorge brûlante, le cerveau en état de mort clinique apparente, je l’ai sentie s’enfoncer dans ma défense. Elle a répété plusieurs fois, tout doucement, que je devais aller voir quelqu’un, que c’était le mieux pour moi. Humiliation, étalage de supériorité technique, les deux pieds fondus dans le terrain, j’ai regardé la balle dessiner un petit lob par-dessus de moi. Elle s’est levée, a traversé la pénombre de l’appartement et enfilé son manteau. Je me souviens qu’à ce moment précis je l’ai trouvé belle, théâtrale et douloureusement belle. C’était comme de regarder un film, comme être spectateur d’une scène qui me concernait. J’étais à la fois à l’écran et dans la salle. Dans le plan suivant, elle a allumé une cigarette, a soufflé la fumée avec emphase puis elle est sortie.
Après ça, elle ne m’a plus jamais fait la gueule. Ce ressort semblait cassé. Elle était loin, très loin. Depuis ce moment, je crois que, en un sens, je ne l’ai plus jamais revue.
La lumière accrochait pour quelques minutes encore les ocres striées de la falaise de sorte qu’une grosse meringue brillante semblait surveiller le parking du centre commercial juste au-dessous. Je suis entré dans la galerie marchande par une porte vitrée large et coulissante qui portait un nom de pierre précieuse. Le monde que je cherchais était là, oscillant avec la musique. Une ondulation de familles, de couples, de jeunes et de vieux, de sacs plastiques, de caddies pleins et vides, de poussettes, de flâneurs et de pressés, une petite foule de gens et d’objets rassurante et fluide, un filet de visages, de corps s’écoulant où surnageaient les vigiles, talkies-walkies à la ceinture, démarches appuyées et muscles saillants sous la chemise.
Je me suis offert une vue imprenable sur la sortie des caisses et le défilé de magasins de la galerie, assis au comptoir du premier bar sur mon chemin. Néons chatouillant les vitrines colorées, poteaux en alu découpant le carrelage, formes ovoïdes accueillant des caméras, tout en appelait à l’errance, à voir sans s’attarder. Autour des tables, dans la salle saumon, ouverte sur le passage, des parents commandaient des crêpes, des gaufres, des chocolats chauds à leurs enfants. Ils s’offraient un plaisir sourd entre musique et chantilly. J’ai commandé une pression. Le froid arrivait par vagues sur mes pieds quand s’ouvraient les portes coulissantes. Le dernier endroit d’indistinction, c’était bien ici, dans ce lieu de l’unique en série. Rien ne ressemble plus à un consommateur dans un centre commercial qu’un autre consommateur et quelque part, cet anonymat bienveillant rappelait la rue autrefois. On ne sait rien de l’autre ici, que ce qu’il nous laisse voir ou ce qu’on imagine dans le gris de ses vêtements. Endroit du quelconque, du tout passant, ventre mou sans intérêt, sans aspérité, sans éclat, on y glisse caché sous sa doudoune sur les grandes dalles de la consommation.
Ici, c’est ma forêt à moi, mon coucher de soleil clinquant et modeste à la fois, mon dernier espace de romantisme. Hé Turner, viens me chercher j’ai pensé en commandant une deuxième bière.
Merci Lyselotte pour cette découverte ! Et quelle belle découverte ;-)
· Il y a plus de 11 ans ·fuko-san
Comme Lyselotte je trouve ton écriture fine, précise, CDC
· Il y a presque 12 ans ·la-vie-en-rose
Pourquoi est-ce que je ne viens pas plus souvent te lire? Le temps surement qui me prend tout mon temps. Je suis fan pourtant, de ta plume légère et incisive.
· Il y a presque 12 ans ·CDC géant.
lyselotte
Coucher de soleil au carrefour du casino.
· Il y a presque 12 ans ·yl5