Enchevêtrements
ysabelle
Il fait froid ce matin. Quelques voyageurs sur le quai. Faire les cent pas pour se réchauffer, garder un gobelet de café au creux des mains, se lancer dans une discussion animée en dansant d’un pied sur l’autre ou observer…
C’est d’abord elle que j’ai vue. Grande, brune, habillée de façon classique et chique, long manteau, hauts talons, carré Hermès, maquillage discret et impeccable. La petite cinquantaine. Ensuite lui, taillé comme un homme d’affaires, la valise au bout du bras, prêt à partir. Il ne manque que le train. Mais ce n’est pas tout. Une adolescente dégingandée avec les attitudes de sa mère, habituée aux vêtements bien coupés mais agrémentés de touches propres à l’audace de la jeunesse. Elle les regarde attendrie, un peu moqueuse. Le couple est face à face. L’éducation empêche les effusions publiques. La femme ajuste l’écharpe de son mari, les yeux rivés aux siens. Elle est fragile, on sent son appréhension vis-à-vis de la solitude qui se profile. La gamine la taquine. Allez maman, ce n’est pas la fin du monde. Papa ne part pas si loin. Il pose la main sur son épaule et la presse se voulant rassurant. Prends soin de toi lui glisse-t-il à l’oreille. Prends soin de ta mère dit-il à sa fille. Le train est entré en gare. Il les embrasse rapidement et embarque.
Avant, le train laissait derrière lui
Sa trainée de brouillard
Aujourd’hui, juste la vibration du câble
Annonce les arrivées et les départs…
Pour ma part, ma vision d’eux s’est arrêtée à cet instant. Par contre, mon imagination a pris le relai. Disons que la femme s’appelle Gabrielle, la jeune fille, Amélie et le père, Henri. Disons qu’Henri est un homme plutôt beau, honnête, bon père, avec juste la pointe d’ambition qu’il faut pour sortir du lot. Amélie est une enfant sans histoires, studieuse, dont les amis font partie du même milieu qu’elle, bien dans ses baskets. Gabrielle a un profil plus discret, femme au foyer, un peu vieille France, mère présente, activités sociales et culturelles suffisantes pour faire d’elle une personne appréciée de la collectivité. Une famille saine quoiqu’un peu trop belle pour être vraie.
Regardez la vieille photographie
D’un couple heureux qui se quitte
Les quais sont des endroits tristes
Pavés de larmes clairsemées
Il fait froid ce matin. Le train pour Paris vient de quitter la gare. Je vais déposer Amélie à l’école et puis rentrer. Une boule d’angoisse me pèse sur la poitrine et m’empêche de respirer correctement. J’ai fait ce que j’ai pu pour qu’Henri ne le remarque pas. Il a sans doute assimilé mon stress à son départ, ce qui est vrai somme toute.
Solitude et présence
Etroitement enlacées
Se disputent la première valse
Au bal des destins emboîtés
Disons que je suis plus qu’un simple observateur. Disons que je suis tombé amoureux dès l’instant où je l’ai vue. Disons que je la bouscule inopinément et que nos regards se croisent. Toute la scène n’a duré que quelque secondes mais je sais qu’elle est restée gravée en chacun d’entre nous pour les nombreuses heures à venir. Disons que j’ai envie de forcer la chance et que, discrètement, je la suis. Je m’appelle Max et j’attendais le train.
Personne ne l’a vu venir l’Amour
Certains disent même qu’il était déjà là
Que faut-il croire
Que nous n’ayons pas encore vécu
Maman se dirige vers l’escalier dès que papa a le dos tourné. Elle fait de grandes enjambées et j’ai du mal à rester à sa hauteur. Je fonce tête baissée, aveugle à la foule qui m’entoure. Je ne l’ai pas vu et je le percute de plein fouet. L’homme se frotte le bras, relève la tête et ses yeux se posent sur moi. Une drôle de sensation m’envahit et j’ai le sentiment que le temps avance au ralenti. Comme dans un film. Le flot des voyageurs m’engloutit et m’entraîne à nouveau. Mon cœur reprend sa course. C’est passé.
Il fait froid ce matin
Mais la jeune fille ne le remarque pas
Touchée par la douceur
De l’avenir
Gabrielle, ma belle, ma douce, mon aimée. Je vais à Paris, une semaine, courte, longue, vide de toi. Je n’aime pas ces voyages qui m’empêchent de te protéger. Ces réunions sont insipides et encombrantes. Je pense à toi que je laisse. A ton corps qui sera seul, nu dans le lit aux draps crus. Toi, en boule, avec toute la fraîcheur autour. Dans les hôtels, les chambres sont chauffées. Tu peux même avoir des filles. Je l’ai fait quelques fois. Une fille pour me couper de la maison, une fille pour sentir glisser une main sur ma peau, une fille pour la présence, une fille pour oublier ton absence.
Vertu et absence
Association impossible
Manque à combler
Insatiable
En retho, elle n’est qu’en retho ! Je pensais à l’université au moins, je la croyais majeure. Elle a l’air si mûre. Je me retrouve comme un con devant la grille de l’école à me demander ce que je peux bien faire là. Pas ma place, bien sûr que non. Et je l’ai vu, dos appuyé au mur, cigarette au bec, la mèche rebelle et dix-huit ans. Il l’attendait à l’entrée. Il s’approche d’elle dès sa descente de voiture. Il fait un signe de la main à Gabrielle et passe son bras autour des épaules d’Amélie. Ils sourient. Ils sont jeunes. Ils n’ont rien vu encore…
L’oiseau s’envole
Et s’élèvent avec lui
Les illusions
Magiques
La porte claque, Amélie sort en courant rejoindre Paul. Je démarre et rentre à la maison en pilotage automatique. Je vais me faire une tasse de thé. J’ai mal à la tête. Voilà. Mes pensées se déversent par la fenêtre du salon et s’éparpillent. La journée est claire. Henri doit être arrivé maintenant. Je le vois, dans sa chambre, ouvrir sa valise et en sortir les complets à ne pas froisser. Si méthodique. Si apaisant. Si confiant… Il me semble. Moi, j’ai peur. Pour un rien. Tout m’est difficile. Tout est un effort contre le monde. Sortir, parler, bouger. Etre.
Plus rien ne bouge
L’air est à l’affut
La pâleur exhibe
Un sang qui ne coule plus
Je doute. Ça fait déjà longtemps que je doute. Paul se fait pressant. On sort ensemble depuis deux ans. Nous avons rendez-vous chez lui après les cours et ses parents ne sont pas là. Je sais ce qui va se passer. Des mois que nous attendons ce moment. Mais je ne me sens pas prête. Je n’arrive pas à le lui dire. Il va croire que je ne l’aime pas. Ce n’est pas ça. Je me suis toujours dis que je ne pouvais pas mourir avant d’avoir fait l’amour. Aujourd’hui, je n’ai peur de rien. Si je le fais, le monde deviendra hostile, dangereux et je serai vulnérable.
Le temps passe
Les expériences en cortège
Pour nous faire grandir
Grandir, c’est vieillir aussi
Mes affaires sont déjà rangées dans la garde-robe. Je suis assis sur le lit. L’atmosphère est feutrée, les bruits assourdis par l’épaisse moquette et les lourds rideaux de velours que je n’ai pas encore ouverts. Mon premier entretien n’est qu’à quinze heures. Il me reste cinq heures pour me vider la tête et effacer le souvenir de ta silhouette s’éloignant lestement. J’ai toujours besoin d’un sas de décompression lorsque je vous quitte pour quelques jours, besoin de faire abstraction de votre existence pour arriver à me concentrer sans me tracasser pour vous. Cinq heures pour y arriver, c’est ce que j’ai.
Chrysalide
Prisonnier du cocon capitonné
J’implose et implore au temps
De me laisser renaître
Et dire que je vais être en retard au boulot. Il ne me reste qu’à prendre mes clics et mes clacs et retourner d’où je viens. Pourtant. Entre résignation et envie mon cœur balance. Je n’ai aucun droit de m’immiscer dans sa vie mais je brûle d’envie de la découvrir. La différence d’âge ? Sept ans. Comment faire pour que la coïncidence devienne une évidence ?
Les vies se touchent sur les quais de gare
Certains regards se croisent
D’autres pas
Mais déambulent les trains
Se frôlent les épaules
S’enferment les gens dans leurs livres
Murés dans la musique
Leurs espoirs et leurs détresses dissimulés derrière des visages placides
Entre départs et arrivées les instants sont suspendus
Il fait froid ce matin
J'aime bien la façon dont tu écris chic dans de façon "classique et chique". Cela n'aurait pas la même résonnance autrement. Je me suis perdu, volontairement, dans ces enchvêtrements et j'ai aimé croisés les destins qui se présentaient au fur et à mesure que se déroulait ton texte, Ysa.
· Il y a presque 12 ans ·valjean
intrications multiples dans un mouvement permanent d'alternance entre l'extérieur et l'intime très Lelouchien mais à mettre aussi en perspective avec Antonio Lobo Antunes dont l'inspiration vogue au gré d'une mémoire réticulaire multidimensionnelle...Merci Ysa...amicalement jm
· Il y a presque 12 ans ·Jean Marc Frelier
beau récit et le titre est bien vu , j'attends le dénouement , défaire le noeud de ce ruban de la vie
· Il y a presque 12 ans ·franek