Entre chien et loup

ysabelle

Sa tête est pleine à craquer.  Les mots débordent par les oreilles, sortent par le nez, la bouche vomissant des phrases sans majuscules ni points. Elle est appuyée contre le mur, dans la position d’une personne ivre, le front posé sur le bras replié.  Ses yeux sont fermés.  Sous ses paupières défilent sans doute les lettres à la manière d’un jackpot sans jamais tomber sur la combinaison gagnante.  Tout un livre.  Moi je sais que dans son corps, c’est tout un livre qui vit.  Elle cherche l’histoire parfaite, elle absorbe chaque image, chaque émotion, chaque seconde d’action et la transforme en ce tsunami verbal qui la submerge.  Elle a besoin d’une virgule pour y mettre un peu d’ordre, de quelques points glanés pour la structurer, d’un point d’exclamation pour la diriger, d’interrogation pour évoluer et de mise en suspend pour se poser.  Elle l’attend…

Rencontres nouvelles

Pour alimenter désirs secrets

Avant qu’ils ne se taisent

Maintien d’un amour en dehors

Pour exister

Etre aussi frêle qu’une goutte de rosée

Accrochée au brin d’herbe

Juste au bout

La nature frissonne

Elle tombe et explose

S’éparpille et donne

Un petit éclat d’elle

Et se mêle au petit éclat

De l’autre

Et ainsi de suite

Jusqu’à n’être que multiple

Et toujours elle

Ronde

Uniforme

Et si diverse

A l’intérieur

 

Margot se réveille en sursaut.  Elle dormait profondément, son cœur bat la chamade.  Elle se dresse, regarde autour d’elle mais tout est calme dans la chambre.  La lumière de la rue qui filtre au travers des tentures lui renvoie les ombres d’objets familiers.  Elle repousse les couvertures et en sort ses jambes.  Il fait chaud. Une nuit d’août.  Elle se laisse tomber sur l’oreiller et les pensées qu’elle avait déjà eu tant de mal à chasser pour s’endormir reviennent à la charge.  Le visage d’un homme à ses côtés, une respiration forte.  Elle a envie de faire l’amour, mais pas avec lui.  Le courant d’air léger qui traverse la pièce caresse sa peau.  Elle frissonne. Il est présent.  Dans son corps.  Ses mains sont à l’intérieur et la pétrisse.  Elle a besoin de sa chair contre elle, d’une existence palpable.  A l’extérieur.


« Je te prépare un café ? »

Il se glisse derrière elle.  Lui masse doucement la nuque et les épaules.  Elle se laisse faire.  Un rapide baiser dans le cou.  De la tendresse, elle n’en manque pas.

As-tu vu passer les ombres ?
Momifiée dans tes songes
Aux paroles pétrifiées
La vie qui reste coincée dans ta gorge
A expirer…

 

Parti travaillé.  Elle reste encore quelques minutes, tasse chaude au creux de ses paumes, elle observe les gens qui commencent doucement à remplir les rues.  La ville s’anime, le soleil rayonne.  Elle débarrasse la table, remplit le lave vaisselle, se déguise d’un sourire et ferme la porte derrière elle. Son pas est léger et franc, toujours.  Quelle que soit l’humeur, c’est la légèreté qui domine. Margot est donc sur le chemin du travail.  Elle est dans l’expectative. Entre le départ morose et le temps de midi, quelques heures d’incertitude qui la font balancer entre joie et déception.  Son cœur, malheur à son cœur, est frémissant, impatient, espérant.

Lumière !
Tu danses
Je vois ton corps qui dessine
Dans l’air, un peu de folie
La vie qui s’échappe du bout de tes doigts
Et se pose

 

Tic tac, tic tac, l’heure tourne, la nargue.  Ses mains se font prestes sur le clavier.  Elle veut avoir le temps, tout son temps, les aiguilles doivent se figer mais pas tout de suite, pas maintenant.  Après, elles pourront, elles ne devront plus jamais redémarrer. Son portable vibre.  C’est à peine si elle ose regarder l’expéditeur du message.  Elle ferme les yeux, respire un grand coup, prends le téléphone et : c’est lui. C’est fou ! Son ventre se noue, son visage s’illumine, sa poitrine explose. Il la chamboule.  S’il savait !  Le pire, c’est qu’il ne la touchera même pas.  Leurs yeux vont s’accrocher, ils seront les seuls.  Le désir lui coupera les jambes ; la peur, le souffle.  Pour rien au monde, elle ne s’éloignera de lui.  Ça il le sait !

Rouge !
Couleur du sang
Elle s’étale en pétales
Avec tes mains
Sur une peau assoiffée
D’amour

 

Oye oye bonnes gens ! Regardez Margot courir.  La voyez-vous ?

«…
Dis-moi         Qu'as-tu choisi?      Qu'est-ce que tu veux
garder?          Que veux-tu conserver dans la tirelire à temps
dans ton léger trésor d'instants sauvés?

Le jour où t'attendant       moi un peu en avance
je t'ai vue arriver     en courant    au coin de la rue »
Claude Roy

Une terrasse de café.  Ils s’embrassent, sur la joue, chastes.  Ils sont heureux, simplement dans l’instant.  Un silence au début.  C’est systématique.  Ils se dévorent des yeux et se taisent. Ensuite viennent les amorces, la pluie, le beau temps, les enfants et enfin eux.  Eux, âmes nues.

La vie est chienne, l’espoir est loup.

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