épiphanie

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 Epiphanie

Un peu plus bas, il y avait de la lumière et de l'eau. Un bras de rivière enfilait le parc à sa manche, comme d’autres en mettent leur pull à l’envers. Nous restions étendus sur les replis que fait la terre, là où l'eau la retrousse. Il n'était pas quatorze heures. L'après-midi, le cagnard et l'herbe brûlante par-dessus les pierres. Tous ces détails ainsi rassemblés proposaient aux regards de s'oublier en considérations bienheureuses. 

Elle était venue le déposer très tôt ce matin, prétextant un truc quelconque pour flâner en jouant les princesses de campagne, avant de, ni vu ni connu, s’en débarrasser le soir venant. Maintenant que nous nous sommes dispersés, chacun aux quatre horizons du parc, clôturés par l'enceinte, le petit gros ne sait plus quoi faire. Désœuvré avec toutes ces belles marques sur le dos, il s'est allongé par terre, retrouvant cette sensation sur le sol que la joue offre quand on est tout petit, en se réfugiant contre la poitrine velue du corps paternel. Croyant écouter respirer le sol sous son visage, il suçait son pouce dans l'ombre d'un arbre, tout recroquevillé sur lui-même. La terre entière respire sous son visage. Il garde ses yeux ouverts :  

Maman pionce au soleil quatre mètres derrière lui, pendant qu'un gros balèze repêché la veille dans un bar, crâne rasé, chair tatouée, lui huile le dos, retenant des litres de bave entre ses mâchoires grandes ouvertes. Plic, ploc. Bruit du tube que l'on presse. Une dernière goutte longe mollement la colonne vertébrale de sa génitrice. Bande-t-il seulement, se demande le môme, sans intégrer pour autant cette sensation dégueulasse lui traversant l'esprit. Puis Maman est repartie avec son pilier de comptoir, sans un au revoir, un baiser, une recommandation. Le petit gros ne s'en retourna pas. Il resta blotti dans son nid de verdure, s'étouffant de son pouce qu'il s'enfonçait à présent jusqu'au fond du palais, s’en mordant peut-être les doigts. Allez ! Encore un effort, gamin, la gorge n'est pas loin. Courage...

Il était venu voir Aéline, l'amerloque du primaire, la fille d'une prof de physique nucléaire installée ici depuis peu. Elle et sa mère, une femme magnifique dont le corps n'avait rien de maternel à leur offrir, logeaient dans ce beau centre universitaire privé, aux blancs bâtiments d'inspiration antique. Quel luxe ! Ca en jette quand on n'a que dix ans. 

Sachant qu'il était là, qu'il ne repartirait pas, la petite fille bronzait presque nue sur le marbre du campus. Loin de s'évanouir dans cette impudeur dénuée d'innocence, son mystère semblait se gonfler d’un vent d’orgueil bien placé. Ne sachant que faire de ses désirs, n’ayant même pas les mots pour leur mettre la main dessus, lui n'osait pas bouger, ni orienter son œil, de crainte d'être brûlé vif avant l’heure ou, frisson après frisson, d’en comprendre les plaisirs. Il crut d’ailleurs mourir mille fois dans cet instant d'éternité que dure la honte. 

Esseulée par ce manque d'attention, la petite demoiselle enfila la chemise d'un étudiant qu'avait récupérée, on ne sait trop comment, sa propre mère, sauta dans ses tongs et vint le relever gentiment. Puisque c'était l'été et qu'il n'y avait personne, elle l'entraîna visiter leur domaine. Si donc elle en était la reine, qui en serait le roi ? Un rapide calcul différentiel le combla d’une illusion sympathique. Il se sentit plus grand, tandis que l’équilibre le reprenait en main. Ses genoux cessèrent de trembler impunément sous ses pas. 

Leur territoire était vaste. Leur faune nombreuse. Les oiseaux sifflotaient où qu'elle l'emmène. Des lapins, des chats allaient ou venaient instinctivement près d'elle, en confiance. Elle les flattait un à un, leur parlant d'un ton si délicat qu'il le prit pour lui. Cela le rassura. 

Ils passèrent la rivière. De l'autre côté, sous les saules pleureurs derrière des peupliers immenses, elle lui ouvrit le secret de son cabanon. Là, elle lui tint toute une histoire, complètement barge, tout à fait grandiose, un délire dont seules les petites filles sont remplies et que l'on fait soigneusement dénigrer aux garçons, pour diviser au mieux nos troupes dans la sempiternelle mauvaise concurrence d’une guerre des sexes, aussi vaine que déloyale. Bien sûr, bête comme la moitié d’un homme élevé par des femmes, il ne s'en souviendrait pas. Par contre, cette nappe vichy ou la petite table à ses genoux, par exemple, le carré percé dans le mur à droite pour qu'entre le jour, l'odeur d'Aéline, ses cheveux luminescents, la commissure de ses lèvres ou celles que font les yeux lorsqu'un sourire les emporte... Ces impressions fugitives, d’une intensité folle, s’enchaînèrent d’un bloc aux os en manque de croissance, coincés sous sa peau.

Aussi, s’échappa-t-il tout de suite en fuites idéelles. N'être plus qu’un soupir privé de souffle, suspendu entre eux, pour ne pas qu'elle s'effraie à le voir ainsi la regarder gauchement, avec son air coupable. Parce qu'il faudrait forcément ressortir de cet espace unique, leur intimité l’inonda aussitôt d’une crainte furieuse. Mais le petit gros ne dit rien, immobile, masqué d'un rire. Bonne brute à la récré, Pôl ferma sa grande gueule. Se taisant, il prit brièvement conscience de la puissance de l’univers, constatant du coup celle qui dorénavant lui manquerait. 

Heureusement, le lendemain effaça avec application les relents de cette détresse décisive. Bientôt, l'ennui étala placidement le cours de son inutilité et, comme si de rien n’était, tourna ce pauvre petit gras du bide en ridicule, en les rapprochant de nouveau. 

Une autre journée défila donc au rythme de leur insouciance. Après le goûter, ils s'installèrent tous les deux par terre, l’un contre l’autre, sur des oreillers. Elle sortit une VHS qu'elle enfonça dans le museau d'un magnétoscope dernier cri. Une petite musique de synthétiseur un brin new wave, hyper minimaliste (c’était les années 80), les enveloppa avant de les engloutir en quelques minutes dans des couleurs pastel. 

Un vieux pirate chantait ses proverbes de soulard à un bout de chou pas plus âgé qu’eux, perdu au fin fond d'une galaxie inconnue, où des anophèles géants s’étaient amassés autour d’un lac avant de copieusement lui sucer la cervelle. Des cheveux blancs, pareils à ceux du vieux, sauf qu'on l'avait affligé d'une coupe Playmobil. C’était assez déculpabilisant que, dans ce futur si lointain, le manque de goût parental fasse toujours son office de bourreau, avec une constance aussi prévisible qu’implacable. 

Il y avait une planète qui s'appropriait l'esprit de ses habitants ou se nourrissait de leurs pensées. Quelque chose de terrible dans ce genre. La folie narcissique d'un seul poussant celle-ci au suicide, par l’outrage de l’anarchie, lors d’un orage né de ce ressentiment, fort d’un nihilisme absolu, qui peut porter les êtres sales à ne devenir rien d’autres qu’une pâle expression d’eux-mêmes. C’était excellent ! Une planète qui se tire une balle : Une véritable incitation au massacre, révélation précoce en forme de prolégomènes aux années à venir. Cette proposition l’ébranla d’une inspiration visionnaire. Il n’aurait plus qu’à vieillir tranquillement dans le déroulement systématique d’une impression souveraine, dont le projet s’affichait à l’écran : 

Des flics aveugles parcouraient les étoiles en quête de corruption. Une femme très belle, privée d'enfant en échange d'un mari débile, nageait dans les flancs d'une lagune végétale, suivie d'un mercenaire de fière allure filant près d'elle. Puis vint la fin, malgré sa 3D infecte. L'enfant meurt ainsi que ce petit vieux qu'il sera. Ou qu'il fut. Ou c'est le petit vieux qui est mort, emportant l'enfant qu'il avait oublié d'être dans son sommeil définitif. 

Pôl s'effondra entre les coussins, chiala par terre en position fœtale pendant près d'une heure. Ce n’était pas très rationnel. Il n’arriverait pas à partager ses angoisses avec elle. Aéline le réconforta puis, à bout, finit par se foutre de lui. Elle voulut relancer la vidéo, question d’exorciser ce mauvais sentiment, le traitant d'imbécile, d’ignare impressionnable, de petite lopette fragile. Les premières notes du générique prirent d'assaut sa gorge. Il ravala sa douleur, serra les poings plus que ses dents avant de bondir sur le dos de la petite fille. La futilité de la violence recouvrant souvent de ses prétextes le tumulte de quelques émois, elle se laissa faire et, même, s’y donna de cœur joie.   

A cette seconde, si précise qu'elle en devint solide, la porte choisit de sonner, déchirant cet appartement de fonction gigantesque, supposément délivré des lois matérielles. C'était le garde de l'entrée, cloué à son interphone par le trop-plein de vinasse. Il leur catapulta une voix rocailleuse, annonçant que la mère du garçon venait de faire irruption. Elle arrivait le chercher, le reprendre, l’arracher.

Il n'avait que dix ans. Tout s'est arrêté sur ses yeux. Sa mère à lui, fagotée comme elle l'était, un peu bancale sous l'effet des cachets, l'attrapa par la main, le tira dehors, le ramena jusqu'au portail, le trainant tel un sac de linge sale, cousu dans de la viande. Et ce fut tout. Dans pas moins d'une semaine, il recevrait sa première communion, embrassant d'un « oui » immense son entrée dans l'humanité toute entière. Ou du moins, toute celle de sa religion. C'est à dire celle qui préside, lui répètera-t-on, à la suprême direction de ce monde en dérive. Celui-là ou un autre. Quelle importance si c’était pour ne plus jamais en sortir ? Car, le comprenait-il maintenant, il était pris au piège du décompte de son jeune âge. 

Nous ne vivons que par évitement. Il le savait, il en avait été le témoin privilégié : L'enfance, finalement, c'est la mort. Le plus vil des mensonges, tout comme le printemps ment à l'été pendant que celui-ci recouvre l'automne, où se fabrique l'hiver éternel et vainqueur. Les adultes sont nos revenants, hantés de saisons qui les transpercent, corps mous fabriqués de toute pièce pour ne plus grandir. Qui haïr d'autre que soi-même, puisque rien n'existe si ce n'est pour des vivants. Et que les bénéfices du temps ne nous concerneront que dans nos restes et ce qu’il restera de leurs ruines : Un présent continu, perpétuel, ne cessant de pourrir sur lui-même. 

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