Epuiser l'ennui (part 4)

jones

D’abord j’ai pensé que j’avais soldé les comptes, que j’étais quitte et c’est pas James Brown qui m’aurait contrarié sur le chemin du retour en chantant Soul Power dans un petit coin de ma tête. Donc, Centre ville et Vieux Port, pour y trouver je ne sais quoi d’ailleurs, propre à me rasséréner puis demi-tour brutal, spontané, pour longer les quais, les murs, les bâtiments et la voie du tramway jusqu’à son terminus.

Sous la tour de verre dressée comme au-dessus du i de la ville, les façades de conteneurs signalaient une salle de concert. Les affiches du Crédit Industriel et Commercial en format A4 placardées partout sur les grilles ont détourné un instant mon attention des rails, des wagons-citernes et des embranchements particuliers. Peut-être existe-t-il un groupe de (Henri) death métal qui sévit sous les mêmes initiales ? CIC wants you dead !!!

Parce qu’embranchement particulier avait toujours sonné à mes oreilles comme une rime douce (en dehors du fait qu’il puisse faire écho à l’éjaculation précoce), parce qu’un presque décasyllabe ouvert au monde, prometteur d’espoir comme la possibilité d’une noblesse ouvrière, parce qu’avoir pour son entreprise une ligne de rails SNCF jusqu’à ses entrepôts, était un signe distinctif qui vous élevait dans la hiérarchie industrielle jusqu’au point que l’Etat consente à vous octroyer un droit de desserte, embranchement particulier signifiait une particule  dont je me suis égaré. Il n’y a donc plus personne aujourd’hui pour réclamer ce droit. Les rails s’arrêtaient.

Je suis passé devant le parallélépipède du Conseil Général, noir et maladroit, se dressant péniblement aux côtés de la tour. Je me rappelle y être allé des mois auparavant, alors que je cherchais des renseignements sur les aides à la formation et m’être arrêté devant l’aquarium g(u)éant. J’avais du mal à concentrer mon attention sur le propos de l’hôtesse d’accueil qui me disait qu’il valait mieux m’adresser ici ou là mais que (comme d’habitude) il ne pouvait rien pour moi. Ne doutant pas de sa représentation de l’intérêt général, je l’avais vécu au singulier. Mais les mérous, rascasses, roussettes et autres murènes ne me quittant pas des yeux, je fus obligé d’aller vérifier par moi-même les dimensions pharaoniques du bassin. Mesurant la mégalomanie ambiante, je dévisageais, à pas comptés, les créatures peuplant l’équivalent d’une piscine de villa bourgeoise.

Leurs contours flous, leurs déplacements, leurs danses, leurs bégaiements, asthéniques, autistes, incongrus, sous leur oeil unique, faisaient le sel de notre conversation. Leurs leurres et mon moi, moi.

Je suis arrivé au-dessus des bassins, des hangars, des camions, des remorques, des conteneurs, des châssis, des tracteurs, des engins et la lune rappelait la géométrie des navires alignés en ordre incertain mais  décroissant. J’ai cherché un endroit pour fumer, me suis posé sur une rambarde en béton pour observer un moment le parking, les voies de circulation, leur signalisation, les grilles scellées dans le béton. Les pneus d’amarrage bordaient les bassins et les pylônes électriques frigorifiaient les cabines téléphoniques, étrangement nombreuses et concentrées en cet endroit. En jetant ma cigarette, j’ai aperçu, en contrebas, un bâtiment dont les pièces grillagées accueillaient des bidons, des fûts et de vieux écrans d’ordinateurs selon une classification toute administrative. Sentiment renforcé par la vue, sur ma droite de l’immeuble du Port Autonome, sorte de monument au blanc crème stalinien, vitré de stores blancs et jaunes sur six étages et surmonté d’un poste d’observation rappelant la cabine de pilotage d’un navire par sa forme et l’antenne radar tournoyant sur son toit. Sur le côté, un escalier extérieur en colimaçon parachevait l’œuvre. James Brown chantait I’m black and I’m proud.

J’ai remarqué la circulation, quasi inexistante à cette heure et je suis redescendu le long de la passerelle. En sens inverse, la voie ferrée menait jusqu’à la gare de triage, le silo, longeant les bâtiments, le gris des bétons. Chaque espace, séparant les murs et les grilles, comme autant d’interstices indéterminés, sans affectations particulières, recueillaient détritus déchets en tout genre, sans pour autant empêcher les figuiers sauvages de prospérer ici ou là, crevant les grillages et débordant l’avenue.

J’ai tourné à gauche, sans plus d’intention que ne me pas trop m’éloigner. Les tracts de la CGT auraient dû m’alarmer pourtant, fléchant le chemin, je suis tombé sur des résidus de pneus brûlés hérissés de ferrailles rouillées, et d’ombres syndicales tenant conciliabule autour de tables de camping et de braseros.    

  • Junon, Lyselotte, Eaven, Mery, André, je suis très content de vous avoir comme amis ;)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • J'adore ce style où les éléments du décor servent de base d'envol à notre imaginaire.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

  • Les avis se succèdent... Je suis sciée tellement cette atmosphère est puissamment rendue, ton texte est noir et blanc, je me retrouve dans ces vieux documentaires des années soixante sur les zones à urbaniser ou sur la vie dans les bassins industriels. Et j'entends JB bien sûr que je connais par cœur mais ça c'est facile. Et c'est cinématographique et musical, du coup on a tout dans la tête. Les interprétations libres viennent toutes seules et chacun peut y voir une évocation de ses propres images. Les objets les plus triviaux en deviennent esthétiques. L'émotion est partout. Il y a de beaux textes sur ce site, ça m'épate complètement.

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Gants rouge gruauu 465

    eaven

  • des mots lourds qui collent parfaitement à la lourdeur du décor... je te préfère plus aérien...mais je reste une inconditionnelle .

    · Il y a plus de 12 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

  • Moi, j'ai une petite affection particulière pour cette partie, justement peut-être parce qu'elle détone avec les autres... Elle offre une respiration, une tonalité différente et elle se place dans les sensations que le personnages traînent avec lui.
    Chaque lieu ou presque donne lieu (hihi) à une évocation (un peu obscure peut-être ?) de moments vécus. Avec cette partie, c'est sûr, je m'échappe un peu de mon style habituel mais j'aime prendre des chemins de traverse quelquefois :)
    Merci Junon d'avoir lu jusqu'au bout et de donner ton avis.
    A bientôt ;)

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • La première page m'a un peu déconcertée, je n'ai pas retrouvé le rythme des précédents opus. Et puis après, hop, voilà que ça démarre... on se retrouve à déambuler avec ce personnage perdu dans ce Marseille inconnu que l'on ne fait habituellement qu'effleurer...

    · Il y a plus de 12 ans ·
    Jos phine nb 7 orig

    junon

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