Esquisse

mysteriousme

Un trait plus appuyé à gauche.

"Encore plus belle qu'avant les vacances."

C'est ce qu'il se dit en la voyant arriver à leur cours de dessin.

Elle avait systématiquement au moins 5 minutes de retard, alors que la prof était la ponctualité incarnée.

Comme pour se laisser désirer. Comme pour enquiquiner son monde. Comme pour que l'on parle d'elle, que l'on s'inquiète de son sort. Stratège.

Emilie, la prof, leur faisait étudier différentes techniques artistiques depuis le début de l'année.

Une série de cours sur l'huile, son couteau, ses pinceaux avait ponctué septembre, octobre et novembre. L'odeur de térébenthine était toujours bien présente dans la salle.

Début décembre et jusqu'aux derniers congés scolaires, le groupe avait entamé quelques travaux au pastel sec puis gras. Comme le foie gras, parfait pour les fêtes. Et cette odeur si caractéristique de la cire qui frotte le papier. Il adorait.

Depuis mars, ils étudiaient le fusain. Il commençait à se lasser des natures mortes. Il aurait tant voulu qu'Enora soit son modèle. Il n'osait pas le demander.

Quand ce soir-là, justement, Emilie avait prévu des groupes pour travailler les traits et les portraits de chacun.

Il sortit de sa trousse un crayon marron foncé, le même que celui du fruit du marronnier. Ils étaient par groupes de 4. Dont Enora.

Elle arrivait. Pas du genre à être essoufflée, les joues rougies par la honte de son retard, ni par une course effrénée. Non. Tranquille. Souriante. Elle embrassait Emilie qui tolérait son indiscipline uniquement parce que c'était sa meilleure amie.

A chaque arrivée le même scenario : "Coucou ma Milou d'amour". Un bisou dans ses cheveux, son châle ou sa veste en simili jeté sur un tabouret abandonné, et son parfum qui remplissait la salle. Doucement. Discrètement. Il venait chatouiller les narines d'Igor qui ne pouvait s'empêcher de fermer les yeux pour savourer cette odeur mêlée à la térébenthine et au pastel. Si singulière. Si féminine et chargée de musc.

"Rejoins le groupe d'Igor, Sarah et Déborah, ordonna Emilie. Aujourd'hui : portraits au fusain. La consigne : vous vous observez au sein de votre groupe. Vous pouvez bouger, déchiffrer l'indéchiffrable, vous vous voyez dans les autres, vous les auscultez sous toutes les coutures, vous décryptez leurs traits, même leurs cernes, leurs boutons, leurs rides ou leurs grains de beauté.

Imprégnez-vous. Imprégnez-vous mentalement de vos partenaires. Croquez si besoin : là une boucle de cheveux, là une moue, ou une fossette. Esquissez.

Commencez par le visage de votre groupe qui vous semble le plus facile à croquer.

Théo, Théo, attention, là regarde, tes proportions... Voilà, c'est mieux."

Emilie passait dans les groupes, comme un poisson dans l'eau. Elle remarquait les moindres abus de traits, les excès ou les trop-peu.

Igor se sentait observé par Déborah et Enora.

Quant à lui, il faisait mine de dessiner Sarah. Son visage triangulaire avait des proportions simplissimes. Deux yeux en amande, une bouche quelconque... Ensuite il savait qu'il passerait à Déborah. Là il allait falloir employer les pleins et les déliés. Son visage porcin était étonnant. Deux ronds bien plein, tels les joues d'un hamster. Des yeux mi-clos, des sourcils tombants, un peu tristes, et une lippe boudeuse. Non, non, non...  Pas boudeuse : capricieuse. Du genre à faire un scandale dans une boutique de chaussures quand il n'y a plus sa taille le dernier jour des soldes.

Après une heure trente à calquer les traits des deux nanas qui le laissaient de marbre, venait le tour d'Enora.

Concentrée sur son propre papier Canson, en train de croquer Déborah, elle se tenait comme une petite fille. Tirant la langue, ses doigts habiles caressaient le papier, filaient vers le cou, les oreilles, les cheveux, marquant d'un trait la réalité.

Alors, le coeur d'Igor se mit à faire des bonds dans sa poitrine. Il la dessinait. Enfin ! Elle aura été sa muse sans qu'il n'ait à prononcer le moindre mot ! Quelle consécration !

Il commençait par sa petite constellation de grains de beauté, au creux de son cou.

Il aurait tellement voulu l'embrasser.

"Alors Igor ? Comment ça va ? Ca change de la nature morte, hein ? Là, tu as trois vrais modèles ! Je t'ai gâté !" lui sortit Emilie en clignant de l'oeil.

Il se sentait rougir, comme déshabillé, mis à nu par la prof elle-même. Aurait-elle deviné ce que son esprit tramait au fond de ses rêves les plus doux ?

Un petit vent de panique souffla en lui. Et si son comportement était trop évocateur, et s'il était repéré, et si les autres personnes du cours avaient compris ?

Enora ne se laissait pas déconcentrer par sa meilleure amie. Toujours appliquée, elle poursuivait les contours de Sarah, à présent.

Igor reprit son ouvrage après avoir fait une pause clope. Comment allait-il aborder son cou, son menton, ses lèvres si sensuelles, ses joues ovales et qui semblaient si douces ? Où allait-il reprendre un trait ? Et ses cheveux en bataille dans un chignon complètement fou : quelle mèche faudrait-il qu'il reprenne ?

Laissant ses yeux guider ses doigts, le marron s'étalait lentement, minutieusement sur son papier.

"C'est pas mal, Enora, il y a de l'idée... Mais je ne savais pas que tu vivais ta période cubiste, ma chérie", lui lança Emilie. Elle se permettait des réflexions cinglantes certaines fois... Peut-être pour lui faire payer son retard.

Enora ne répondait pas, seulement par un regard en biais et en lui tirant la langue d'un air boudeur. Elles adoraient se chamailler.

Igor s'appliquait. Sa muse l'inspirait. Il avait l'impression d'être un artiste, un vrai. Un artiste qui réalise son plus grand chef-d'oeuvre. Pour la simple et bonne raison qu'il vivait, là, sous ses yeux ébahis, sous ses doigts fébriles.

Pourrait-il un jour remettre la mèche qui lui tombe sur le visage à l'arrière de son chignon avant de lui offrir un bouquet de fleurs ?

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