Et ce bouquin, il avance ?

sanka

Elle me regarde avec ses yeux bleu acier. Je voudrais lui mettre ma main dans la face, mais ma psy m’a dit qu’il fallait que je contrôle mes pulsions violentes. Alors je serre le poing, faute de mieux

-       Et ce bouquin, il avance ?

Elle me regarde avec ses yeux bleu acier. Je voudrais lui mettre ma main dans la face, mais je ne peux pas. Elle, c'est ma belle-mère et puis ma psy m'a dit qu'il fallait que je contrôle mes pulsions violentes. J'essaie de m'adapter à la situation et je serre le poing, pour ne pas le balancer dans ce qu'elle croit être un joli minois. Je réponds :

-       Non, il recule.

-       Ah bon, ça peut reculer, un livre ?

-       Suffit de lui donner un moteur. La marche arrière, c'est la vitesse que je connais le mieux.

Je m'en veux. Je ne devrais pas me dénigrer devant elle. Elle va s'en gargariser plus tard. Pas devant mon père, enfin, je ne pense pas qu'elle osera, mais devant une de ses innombrables copines. Celles qui me voient arriver dans ce qui était chez moi quand j'étais petite et qui me regardent comme si j'y étais une intruse. Certainement parce qu'elle leur a brossé un portrait peu reluisant de sa belle fille : 36 ans, pas de maison, pas de boulot, pas d'ambition, si ce n'est celle, ridicule, d'écrire un roman. Ma psy me l'a bien dit, bon sang ! Ne pas donner de munitions à l'ennemie.

Elle n'est pas très orthodoxe, ma psy, elle ose donner des conseils et son avis résonne à mes oreilles comme le gong de la sagesse. Parfois, elle me parle même d'elle. Je crois bien que je suis en plein transfert. D'ailleurs, je ne suis pas lesbienne mais si elle voulait bien, je l'embrasserais sur la bouche. Et je m'enfuirais avec elle à Los Angeles. Depuis que j'ai vu « The L Word », je vois cette ville comme le paradis des femmes indépendantes, celles qui n'ont pas besoin de mecs et s'en tirent très bien sans ces messieurs, orgasme compris. Oui, je me ferais bien ma psy. Je rêvasse un moment là dessus. Moi et elle à L.A, dans un coupé cabriolet rouge, cheveux aux vents, ma main sur une de ses cuisses bronzées.

Marcelle me fixe avec un air dubitatif.

-       A quoi tu penses ?

Comme si j'allais lui dire.

-       A rien.

-       Tu veux boire quelque chose ?

J'acquiesce. Plutôt deux fois qu'une. Elle me sert un whisky. C'est ce que je prends toujours. Sans glace, sans coca. Pur et cinglant. Comme j'aime.

Mon père s'installe avec nous. Il prend place sur la chaise longue face à moi et tend la main à Marcelle. Il la serre avec affection, comme s'il l'a remerciait de se taper l'infâme compagnie de sa loque de fille puis il plante son regard dans le mien et demande :

-       Alors, tu avances ?

Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec cette histoire de marche en avant toute ? A croire qu'on fait des points d'étape sur un parcours de chasse au trésor. Je suis affalée dans le transat, y'a de quoi trouver sa question franchement con. Je réponds :

-       J'ai l'air d'avancer, là ?

Avec un coup du pied droit, je tape le sol parsemé d'herbes sèches pour montrer que je suis installée sur la terre ferme. Sous ma semelle, ça crisse et ça se froisse. On habite dans le sud de la France, nul green anglais ne rafraîchit le paysage dans le coin et mon pater préfère les jardins qui respectent l'environnement, donc ici c'est oliviers, plantes méditerranéennes, odeur de thym et cigales à gogo.

Mon paternel soupire, avant de préciser :

-       Question métaphorique, Lydia, je voulais juste savoir si tu réussissais à écrire ou si tu avais commencé à chercher un boulot.

Mais qu'est-ce qu'ils ont à m'emmerder avec mon boulot ? Je touche le RSA, je fais chier personne, bordel, je braque pas les vieux, je fais pas le tapin, je demande rien. Juste un coup à boire quand je rend visite et c'est de plus en plus rare, vu qu'à chaque fois que je fous les pieds dans cette baraque, je dois justifier que je ne fais pas de sur-place. Pourquoi on ne m'accepte pas comme je suis, bien ratée et pas méchante, enfin pas trop, et puis c'est tout ? La vie est-elle obligée de prendre une certaine direction, avant la finale ? Après tout, on a le même destin, la mort à un moment ou à un autre, Père. Mère, Marcelle et moi aussi, et tous les autres, et même le chien, même la fourmi qui cavale derrière les grains, là, sur la touffe qui peine à pousser en dessous de la table basse. Bref, quelle importance ?

Depuis que je suis morte à l'intérieur, je ne vois vraiment pas pourquoi on me demande de donner une direction à ma vie.

Je crois que les autres me tendent une perche pour que je puisse leur éviter de se faire du souci. Il faudrait probablement que j'apprenne à leur répondre autrement, par générosité. Il faudrait que j'invente que je fais des choses et que j'arrive quelque part même s'il n'y a nulle part où aller. Ça ferait taire les bonnes gens et ça permettrait à mon pater de dormir tranquille. Pour Marcelle, je ne me fais pas de souci. Elle ronfle comme un sonneur avec le valium qu'elle pique au kilo dans la maison de retraite où elle bosse.

Bref, je sais bien que Marcelle, même si je ne l'aime pas, elle aussi, elle est morte plusieurs fois. Pas qu'il s'agisse ici du témoignage d'une chatte et de ses 9 vies, non, je suis bien humaine, sur ma chaise longue, avec mon Revenu Minimum d'Insertion (merde, sais pas ce que ça veut dire RSA en fait), mais je suis morte plusieurs fois quand même et j'ai pas 9 vies.

C'est juste qu'on peut mourir en plusieurs étapes. Il y a des choses en soi qui peuvent se briser si fort que c'est comme si une partie de soi clamsait et que ce qui restait n'était qu'en survie, en mode combat, mais un combat où y'a un petit chétif qui panique et un gros costaud qui lui en met plein la tronche.

D'abord, et c'est bien logique, j'ai perdu la petite fille.

Celle qui était enthousiaste et confiante face aux autres. La petite, elle est morte au contact d'un cousin qui avait envie de savoir ce que ça fait de pénétrer quelqu'un. Il était grand avec son mètre quatre vingt, pubère avec sa bite bien dure et moi j'avais 8 ans et cette nuit là, sous lui, sous le coussin sur ma tête, dans le silence assourdi par le tissu, je suis morte une première fois. Finalement, je me suis dit, c'est assez confortable la mort. Il y a l'absence d'émotion après, parce que tout reste à l'intérieur, comme un raz de marée qu'on contient et qui nous noie du dedans, sans faire de dégât à la surface.

Je ne sais pas pourquoi, à cette époque, la surface, ça comptait beaucoup pour moi. Je ne voulais pas faire de vague, je voulais être un lac, tout lisse, sans tempête, sans embrouille. J'avais l'impression qu'il valait mieux que je la ferme et je ne sais pas si je l'avais pensé spontanément ou si j'obéissais puisqu'on m'avait dit qu'il fallait que je la ferme. Sinon, on n'allait pas me croire et les vacances chez les cousins, ça allait être fini et moi, je voyais bien que mon père, il était content d'y retourner chaque année. Il disait, en parlant du père de mon cousin que « Paulo, il est comme un frère, Paulo », et puis ils allaient à la pêche ensemble, bref, je ne voulais pas le couper de ça, mon père, je l'aime, et quand on aime quelqu'un, il faut savoir se sacrifier. J'avais entendu ma mère le dire et ça n'était pas tombé dans l'oreille d'une sourde, vu que mon audition à l'époque, elle était parfaite, bref, donc j'ai décidé de ne pas dire que j'étais morte en tant que petite fille.

Et quand plus tard, j'ai dessiné des scènes de partouzes, ma mère n'a pas demandé d'où venait ma fantasque inspiration, non, elle m'a engueulé et demandé des explications illico presto. Je lui ai dit « ça c'est un gode » pour l'aider à décoder le croquis qu'elle ne comprenait pas, et elle a eu l'air révulsée, vraiment, révulsée par moi et mon imagination débridée et mon talent pour le dessin, parce qu'elles étaient sacrément précises mes esquisses, y'avaient des couilles et des poils et de la sueur, mais elle s'est pas arrêté à une appréciation artistique, non, elle était embarrassée pour moi, enfin, c'est ce qu'elle m'a dit et j'ai pensé que c'était mieux qu'elle ne soit pas venu à mon enterrement, finalement et que mon père n'ai rien su. Ça évitait un deuil embarrassant et une épitaphe compliquée, genre « ci git une fillette dont l'esprit produisit des dessins pornos qui nous mirent mal à l'aise », enfin, c'était mieux d'avoir crevé comme petite fille. Restait plus qu'à renaitre comme ado.

Le problème, c'est que comme ado, j'étais du genre rabougrie/pas solaire. J‘avais pas trop envie d'être là, ouais, j'avais envie d'être invisible dans d'immenses tee-shirts, de m'effacer de la foule, à croire que ça se prend comme une habitude coriace, ces choses là, ces désirs de rien, si ce n'est d'une absence, oui, d'une anesthésie bien profonde. Alors je bouffais, puis je vomissais. J'y allais avec rigueur, doigts enfoncés dans la gorge, pour chatouiller la glotte, liquide qui coule, morceaux pâteux aussi. C'était génial, les chiottes étaient devenues mes meilleurs copines, toujours ouvertes pour une bonne discussion, prête à recevoir ce que j'avais à donner, d'où que ça sorte, amis de la poésie, bonsoir.

Puis j'ai éclot ; tel un beau pissenlit. Faut dire que j'avais tout verrouillé, poids, études, roulage de pelle – après un cocktail brossage de dents/chewing gum à la menthe forte, vu mon activité illicite dans les pipi-room de France et de Navarre. Bref, j'entretenais mon hygiène buccale, je bossais tard le soir. A l'entrée à l'université, miracle, j'étais une forte en thème à forte poitrine. What else ?

Après la fac, j'suis passée à l'adulescence. De rêve. Celle qui fait la fête jusqu'à pas d'heure, partage avec ses collègues de bureau des moments électriques (‘T'as vu la tête de Ducon quand j'lui ai dit qu'j'avais atteint mes objectifs avant lui ?? Hein, hein, t'as vu ?), colloque en coloc dans des apparts d'une centaine de mètres carrés (à Paris, précision qui a du sens), fréquente les vernissages du jeudi (vin gratuit, champagne joli), sniffe de la coke le vendredi (TGIF, my friend, TGIF), prend l'Eurostar pour le week-end, visite le monde pour des vacances de 6 mois, entre deux taffs à ambiance jeune, branchée, énervée qui se la pête.

Puis il y a eu lui. Lui qui osait rire comme on ne le fait pas, gorge déployée, jugulaire là, ouverte aux lames, sans crainte ni foi. Lui, ses projets, ses envies, et sa curiosité de moi. J'y suis allée, à pas de louve, tout doucement, de haut en bas. D'abord sa tête, tout son cerveau, j'l'ai exploré, j'ai aimé ça. Ensuite son corps, sa chair, sa queue, ses mains immenses, son ventre, très plat. On a vécu, on a pleuré, on s'est aimé, jusqu'à faire ça. Ce petit bout de chair à moi, à lui, à nous, ce petit bout, en toute confiance, au creux de moi.

Dans la cuisine, quand je me levais, laissant mon homme dans de beaux draps, je passais des moments songeurs, à profiter de ces moments-là. Je me disais, c'est fou, cette douceur, cette joie qui est là, en arrière goût. J'me sens guérie, c'est trop drôle ça, moi qui croyait n'jamais voir ça. Je crois en lui, en cet homme là, bientôt papa, que j'ai choisi. Il est très beau, je sais, ça se voit, mais j'le côtoie, et j'vois pas que ça. Il est gentil, il est bon, droit, il est en or, il est pour moi. Et les mois passent, bébé est là. Chez nous, ça sent l'bonheur, le gâteau aux carottes, les choix de vie risqués mais passionnés, les heures à écrire, à monter des films, à fabriquer de la joie. Bébé s'endort entre lui et moi pendant que nous, on fait tout ça. Ca ne crie pas, ça ne jure pas. La paix est là.

Facebook pourri.

« Machin, excuse moi de te contacter, mais je me demandais si tu serais d'accord pour me prendre en photo, à ton retour en Guadeloupe. J'ai envie de te voir.  Et toi ? Bisous. Michelle »

J'la reconnais, c'est la chanteuse, celle dont tu m'as dit qu'tu ne la connaissait pas ! C'est quoi, ce nom, là. Michel, c'est un nom de mec, ça pue du cul, vous jouez à quoi ? Tu me mens, ne nies pas ! Je sais tout, oui, je le sens en moi ! Avoue, avoue, ou j'balance tout. J'commence par toi, si tu me dis pas. Tu vas voir ça. Ton scan, ton ordi, ton écran, ton 5D chéri. Tout ce à quoi tu tiens, donc moi, j'me balance pas, tu vois, moi, tu m'aimes pas.

Alors tu cris. J'avoue ! J'avoue ! J'avais besoin de baiser quelqu'un qui n'ait pas un gros ventre ! J'avais besoin de baiser quelqu'un qui n'ait pas un gros ventre ! Tu étais enceinte de 7 mois ! J'avais besoin de baiser quelqu'un qui n'ait pas un gros ventre !

Et puis voilà.

Y'a un autre bout de moi, qu'est mort ce jour là. Si c'est comme ça, j'te jure que moi, 9 vies... Ben, j'en veux pas.

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